Francis Ponge et Eugène de Kermadec :
autour du Verre d’eau

- Ayabe Mami
_______________________________

pages 1 2 3

Fig. 1. E. de Kermadec,
Le Verre d’eau, 1949

Une expérience sensorielle dans l’œuvre « plate » du Verre d’eau

 

      Récusant les expressions toutes faites, Ponge cherche à restituer à l’objet sa qualité propre, par le biais d’un texte produisant des sensations physiques. Dans Le Verre d’eau, tout en se référant à l’allégorie issue de l’ancienne rhétorique, le poète subvertit la prééminence de la technique verbale au profit de l’objet. Car l’allégorie sert à restituer l’unicité et la transparence du verre d’eau par sa structure du double sens, en même temps qu’elle permet à l’eau d’être concrètement vue et saisie. Les expressions allégoriques (« Fraîcheur, je te tiens », « je puis vous élever à la hauteur de mes yeux ») contribuent à illustrer le geste célébrant l’objet, à lui porter un toast, à l’encontre de l’image habituelle de l’eau soumise à la chute. Si Ponge cherche à offrir au lecteur un livre comme un verre d’eau, c’est pour lui apporter un rafraîchissement comparable à la sensation corporelle que ressent celui qui le boit :

 

Quelque chose qui paraisse sans conséquence, et qui soit sans autre effet (en effet) qu’un bref rafraîchissement, divin mais passager. Qui vous désaltère sans altérer du tout pour autant votre complexion. Qui ne vous trouble aucunement. Mais soit.
Ainsi soit.
Pour vous, qui que vous soyez, dans quelque état que vous vous trouviez, un verre d’eau. Ce livre soit un verre d’eau [35].

 

      Mais ce rafraîchissement exige une participation de la part du lecteur : « C’est à partir d’ici, si vous avez bien lu (et appris par cœur) ce qui précède, que vous commencerez, cher lecteur, à savoir boire et goûter un verre d’eau. Vous ne l’oublierez plus, j’espère. Telle était ma seule ambition… » [36]. En effet, la « prise à partie » du lecteur joue un rôle important dans le texte de Ponge [37]. Au fur et à mesure de son développement, le texte passe de l’invention à la disposition visant à une formule lapidaire. Le lecteur assiste alors aux étapes successives d’une « proverbialisation » : certaines phrases brèves se transforment progressivement en expressions proverbiales oblitérant leur référence première et gagnant en métaphoricité [38]. Par exemple, la structure double du verre d’eau, fréquemment évoquée dans le texte, sera condensée à la fin dans une expression dépouillée : « C’EST BI ? » Le préfixe « bi » ne serait pas compréhensible sans les notes précédentes sur ce thème, bien que la lettre « B » en majuscule représente visiblement deux verres juxtaposés, l’un reflétant l’autre. Rappelons que le verre d’eau symbolise l’« abstraction » textuelle de Ponge. Si le lecteur poursuit ce cheminement de notes préparatoires et s’y habitue au point de l’apprendre par cœur, il comprend une phrase « abstraite » comme il repère un proverbe et l’assimile facilement. La proverbialisation ne fige pas totalement le mouvement du texte, mais au contraire, elle rend active la lecture : en assistant à son développement successif, le lecteur est invité à faire l’expérience de la fabrication du texte. Dans le matérialisme pongien selon lequel les mots existent en tant que matière substantielle et s’entassent de jour en jour sur le papier, matérialisant le temps consacré à l’objet (en l’occurrence, du 9 mars au 4 septembre 1948), le lecteur peut suivre la logique de la condensation jusqu’à l’apparition d’une expression proverbiale et ce, sans s’éloigner du monde des choses. C’est là que l’abstraction d’une chose par les mots se double de la concrétisation de cette recherche par le volume des feuilles. Ces deux mouvements ne se réalisent que dans la forme du journal poétique, en présence du lecteur.
      Stimulant le lecteur à la gorge (boire) et à l’esprit (lire), le texte évoque constamment l’œil par l’intermédiaire de l’objet « transparent ». Ce n’est pas un hasard si la vue s’impose dans Le Verre d’eau, dont l’édition originale porte des lithographies de Kermadec à côté du texte de Ponge. Sous forme de journal, le cheminement poétique de Ponge à la recherche de l’essence de l’objet aboutit finalement à une clausule composée de lettres majuscules qui rappelle à vue d’œil une inscription épigraphique.

 

(Le Verre d’Eau)
IL ME SEMBLE QUE C’EST CLAIR, TRANSPARENT, LIMPIDE ?
CONTENANT COMME CONTENU ?
L’ALLÉGORIE ICI HABITE UN PALAIS DIAPHANE !
ÇA VA ? VI, VA, VU ?
C’EST LU ? LI, LA, LU ?
C’EST BI ?
C’EST BA ?
C’EST BU ?
(FIN) [39]

 

Tout en formant une sorte de calligramme représentant un verre, cette clausule ne paraît pas clore le texte, car toutes les phrases s’accompagnent d’un point d’interrogation sauf une, d’un point d’exclamation. L’auteur se demande si ce qui s’écrit « ici » est clair, adapté à l’objet : le texte devrait être vu, lu et reconnu transparent comme un verre d’eau. Mais rien n’est certain. A cette incertitude correspondent les contours non fermés des images de Kermadec. Par contraste avec l’étanchéité d’un récipient pour un liquide, ses verres d’eau sont dessinés à l’aide de lignes ondulantes, observés de tous côtés, comme s’ils flottaient dans l’air en apesanteur. La vision est floue mais au profit de la transparence.
      C’est probablement sur cette image vague et imprécise que reposent les convergences entre l’esthétique de Ponge et celle de Kermadec, tous deux préférant les lignes librement étendues sans fermeture en largeur ni en profondeur. Si une série de notes successives offre le présage d’une continuation du lendemain, une image ouverte donne l’impression de se mouvoir encore, de prolonger ses lignes. Cette ouverture proposée par l’œuvre de Kermadec procède de la « mobilité graphique » et du « mouvement de l’œil » [40]. Par ailleurs, dans l’interprétation du nom « verre d’eau », Ponge rattache « l’œil » à l’éclat de la surface de l’eau en expliquant que la deuxième lettre de l’eau, A  l’œil de profil orienté vers le bas où s’écoule toujours l’eau  « rend compte de l’œil que la présence de l’eau donne au verre qu’elle emplit (œil, ici, au sens de lustre mouvant, de poli mouvant) » [41]. Facteur d’une nouvelle perspective et symbole d’une nouvelle vision du monde, l’œil n’apparaît que dans le trouble de l’eau, dans l’embrouillamini des mouvements graphiques ou picturaux. Dans l’édition originale du Verre d’eau, la présence de l’œil dans certaines lithographies (fig. 1) et celle des mots « l’œil du verre d’eau » [42] sur un feuillet mettent en relief leur affinité esthétique, d’autant plus que lors de la collaboration du livre, Ponge et Kermadec ont travaillé séparément après s’être mis d’accord sur le thème du verre d’eau.
      Dans « E. de Kermadec » (1973), Ponge, faisant allusion à sa longue amitié avec le peintre, souligne leur commun attachement à la temporalité : « Plaisirs pluriels dans la durée : telle est, pourtant, la véritable singularité de Kermadec, celle qui nous rapprocha et fit que nous nous sommes, de la même recherche, ou plutôt des mêmes pratiques, conçus, pour ainsi dire, collaborateurs » [43]. Il reconnaît ainsi leur point commun de créer une œuvre « pratique » qui invite le lecteur / spectateur à y participer (« plaisirs pluriels ») et qui fonctionne au fil du temps (« dans la durée »).
      A son confrère de l’« abstraction », Ponge faisait déjà un clin d’œil en 1950, dans le texte intitulé « Le Lilas », apparemment sans rapport avec l’art plastique, mais bien dédicacé à Kermadec. Tel un laboratoire d’écriture, le texte développe ses expérimentations verbales, la fleur de lilas étant comparée à une « éprouvette » en papier-filtre et une abeille sortant de la fleur à la chute d’une goutte d’eau, purifiée par ce papier. Il est intéressant de noter que l’on retrouve l’association de l’éprouvette et de la fleur dans Le Verre d’eau : comparé à « la plus simple des éprouvettes », le verre contient « une tulipe d’eau ». Invariable en nombre, le nom de l’objet « lilas » évoque à la fois l’unité et la pluralité : la peinture « singulière » de Kermadec qui propose deux façons de voir, la participation du lecteur, l’amitié entre les deux collaborateurs.
      La feuille du poète comme la toile du peintre constituent une surface plate, semblable à un papier-filtre, au travers duquel ressortent des « signes » ou « abstractions pures ». Le texte appelle le lecteur en disant « Lis là », de telle sorte qu’il lise avec une attention particulière les signes disposés sur la matérialité de la page. En ce sens, la clausule du Verre d’eau est on ne peut plus significative. Les points d’interrogation successifs représentent des signes distillés dans le cheminement de la création, adressés au lecteur sous forme de gouttes cristallisées sur la paroi du verre d’eau. Demandant au lecteur si ce papier-filtre du texte est « LI, LA, LU ? », Le Verre d’eau s’avère ainsi une œuvre charnière annonçant l’évolution du rôle joué par le lecteur dans l’œuvre de Ponge.

 

>sommaire
retour<

[35] Fr. Ponge, Le Verre d’eau, op. cit., p. 596.
[36] Ibid., p. 588.
[37] Ponge emploie l’expression « prise à partie du lecteur » dans L’Ecrit Beaubourg pour évoquer la participation de ce dernier à son texte (O. C. II, p. 897). Selon Vouilloux, « Prendre à partie le lecteur et la parole, apostropher le destinataire et le code revient à les impliquer dans le processus de l’écrit, à les faire intervenir dans sa fabrication ; et, réciproquement, montrer l’écriture en train de se faire, exposer les échafaudages de l’écrit revient à dévoiler l’armature pragmatique et sémiotique dont il se soutient, c’est-à-dire, notamment, le destinataire et le code » (op. cit., p. 151).
[38] Voir Charlotte Schapira, « Proverbe, proverbialisation et déproverbialisation », dans Langages, 34e année, n° 139, 2000, pp. 81-97. Avec la brièveté qui caractérise les proverbes, Schapira relève comme processus de proverbialisation le figement formel, la notoriété, la perte de la référence et la métaphoricité.
[39] Fr. Ponge, Le Verre d’eau, op. cit., p. 661.
[40] Roger Van Gindertaël explique en ces termes la singularité de l’art de Kermadec : « Quoi qu’il en soit, nous pouvons observer déjà dans les constantes de la peinture de Kermadec une expression dynamique d’un caractère très particulier, liée principalement à une mobilité graphique. (…) Mais bientôt, c’est le mouvement de l’œil, et celui de la conscience évidemment, dirigeant la conduite du graphisme qui va créer dans une rencontre de l’espace et le temps, qui est aussi celle de la Nature et de la Géométrie, une nouvelle réalité picturale significative des rapports de distance entre l’homme et le monde. Cette appropriation du langage graphique et plastique à une méthode discursive d’explication de la chose vue (…), est parfaitement réalisée dans les peintures récentes de Kermadec et en fait la valeur très singulière. » (« E. de Kermadec », dans « Chronique du jour », supplément au n° 10 de XXe siècle, n° 10, XXe année, mars 1958, p. 88).
[41] Fr. Ponge, Le Verre d’eau, op. cit., p. 586.
[42] Ibid., p. 584.
[43] Fr. Ponge, « E. de Kermadec », op. cit., p. 723. Le corps du texte est en italique. Souligné par l’auteur.