Francis Ponge et Eugène de Kermadec :
autour du Verre d’eau
- Ayabe Mami
_______________________________
L’affinité esthétique entre Ponge et Kermadec
La conception pongienne de l’« abstraction » nous amène à examiner de près les affinités entre le poète et le peintre. Ponge rencontre Kermadec en 1946 par l’intermédiaire de Michel Leiris. Les deux hommes commencent à se fréquenter et à cultiver une vive amitié. Le poète publie deux textes sur Kermadec en 1965 et en 1973 ; le premier intitulé « Quelques notes sur Eugène de Kermadec » se compose des notes prises pendant quinze ans depuis 1951. Dans ces textes, Ponge parle d’« embrouillamini » [16] et de « transparence » pour qualifier les tableaux de son ami, que l’on pourrait appeler « abstraits » dans la mesure où ils ne représentent pas le monde extérieur tel qu’on le voit.
Le poète explique l’« embrouillamini » d’abord par la personnalité de Kermadec : « La chose la plus importante à dire de Kermadec est l’intransigeance de l’esprit libertaire, égotiste et l’élégance de la façon de vivre, de la règle de vie » [17]. Une « certaine outrecuidance » conduit le peintre à « s’abandonn[er] librement à son enthousiasme » et à « ne jamais douter de la justesse de ce qu’il inscrit et considérer le moindre de ses traits comme aussi important que tout autre » [18]. Sans hiérarchie entre des sujets traités, toutes les lignes de Kermadec restent prononcées, ce qui rend son tableau confus et indéchiffrable.
Ponge suggère, comme deuxième raison de l’« embrouillamini », la confusion de la musique et de la peinture, par opposition à la conception habituelle de l’art spatial :
Secundo, une confusion, dans son esprit, entre les caractéristiques de l’art musical et celles de l’art plastique. (…) Et, en effet, l’on peut imaginer Kermadec comme une sorte de soliste dans quelque jazz-band. Traitant le pinceau ou le crayon de couleur comme un musicien la trompette ou le saxophone et improvisant, selon son inspiration, son rythme personnel, une longue et syncopée mélodie (ou arabesque). Le caractère mélodique de sa peinture est évident. Il s’agit d’un mouvement linéaire en train de se faire (de se produire) [19].
La conception artistique de Kermadec, identifiée par le poète avec un « progrès irréversible » [20], consiste à montrer, sous forme de bandes colorées, le mouvement créatif « en train de se faire ». Evoquant l’activité sportive du peintre, Ponge souligne l’aspect dynamique de ses œuvres : « chaque toile est comme le diagramme d’une partie de tennis, les trajectoires de la balle constituant le dessin » [21]. Ici, chaque ligne peinte paraît servir à enregistrer le mouvement du pinceau de Kermadec sur la toile, comme si son œuvre déployait cette bande d’enregistrement qui témoigne du temps passé à sa fabrication. Mais Ponge ne manque pas de souligner une certaine profondeur « spatiale » dans laquelle « les improvisations mélodiques s’enchevêtreraient sans se confondre, se superposant par endroits, passant l’une sur l’autre, sans se confondre » [22]. Le fond du tableau souvent peint en blanc et les bandes ondulantes qui y flottent créent la « transparence », selon la logique de l’eau claire où s’affirment les objets immergés et les intervalles entre eux.
Selon Ponge, la peinture de Kermadec propose ainsi deux façons de voir : d’une part, aperçue dans son ensemble, en tant qu’art spatial, elle apparaît comme un enchevêtrement de lignes superposées dans lequel il est difficile d’identifier des figures ; de l’autre, vue de près en tant qu’art temporel, il est possible, en retraçant chacune des lignes comme une mélodie, de la « lire » dans son « rythme de l’explication : syntaxe » [23]. Cette remarque sur la réception de l’œuvre ne peut être dissociée d’un autre constat sur la matérialité et la communication du moyen d’expression. Reprenant en partie un texte de Kermadec [24], Ponge affirme le caractère équivoque de sa peinture :
Il veut rendre compte, communiquer ; d’autre part, il médite, tente de comprendre, d’apprendre, pour, sur la toile, avec tension extrême, projeter, exprimer au propre et au figuré son individualité, sa singularité, sa nouveauté. Sur la toile, et de façon plane. Donc, purement par des signes. Mais il travaille dans le temps, donc corrige (corrections contrapunctiques), modifie, fait apparaître des transparences [25].
Comme des « signes », la surface picturale de Kermadec ne constitue qu’un ensemble matériellement plat, composé de lignes droites ou courbes illisibles d’un coup d’œil. Mais en même temps, elle « signifie » de manière syntaxique. C’est dans cette façon d’être linguistique que réside la particularité de Kermadec : les « transparences » qui forment une perspective autre que celle traditionnelle de l’espace euclidien [26].
Dans le texte écrit en 1973, « E. de Kermadec », Ponge démontre plus directement le mécanisme des « signes ».
Si vous demandiez donc ce que représentent les peintures de Kermadec, eh bien, quel qu’en soit le « thème » ou le prétexte (ou, comme on dit maintenant, le référent) ce n’est rien, obstinément, perpétuellement, que ce problème – celui que j’évoquais tout à l’heure – ce n’est jamais rien que cela : un rien qui n’est pas rien, à vrai dire, mais tout ; tout à la fois : tout et rien. Ce qui est, à mon sens, le comble de l’art. « Quelles complications ! », allez-vous me dire. Et en effet ! Face à ces peintures, il est bien sûr qu’on se trouve aussitôt plongé dans les éternels, les remuants dédales, les émouvants labyrinthes, les remous incessants, les embrouillamini de la métaphysique, mais traités toutefois, mais traités à plaisir en termes de peinture (support, surface, lignes, espaces, couleurs). Pratiquement, il s’agit d’un problème de langage, seul problème qui compte, en vérité : un problème gênant, qui ne pardonne pas [27].
Dans le cas extrême du « tout ou rien », l’attention entièrement prêtée à la matérialité du signe empêche de le comprendre, tandis que la réception complète de la signification dissimule son support. Et chez Kermadec, tout et rien sont « tout à la fois ».
Or, le travail de Kermadec s’apparente au journal poétique de Ponge qui se développe au fil du temps. Fondée sur les pages précédentes, « cette page d’aujourd’hui » intègre des moments de la vie de l’auteur, donne l’impression d’être mise à jour, renouvelée pour une dernière tentative d’écriture. Evoquant l’entassement spatio-temporel, Ponge affirme qu’« il est certain que chaque toile de Kermadec présente une superposition de variantes temporaires (momentanées) » [28]. Pour les deux amis, créer une œuvre, c’est exercer de « longues études vers la clarté, vers le signe » [29]. Le poète esquisse un Kermadec toujours actuel : « il est toujours à la pointe du moderne », « la vie dans son actualité, son extrême modernité » [30]. L’« actualité » implique non seulement le style inédit du peintre qui devrait devenir un des précurseurs de l’abstraction française de l’après-guerre [31], mais aussi l’effet de renouvellement de sa peinture, sur la surface de laquelle serpente le pinceau produisant sans cesse une dernière couche, à la pointe de la profondeur spatio-temporelle [32].
Force est de constater que dans l’exposition du processus, plus la recherche artistique s’approfondit, plus son cheminement devient long et complexe pour le lecteur ou le spectateur. La peinture labyrinthique exige un décodage, le texte fragmentaire, parfois contradictoire et répétitif, un déchiffrement et une recomposition. Selon Madeline Pampel, Ponge et Kermadec ont en commun ce principe esthétique de déconcerter le lecteur / spectateur en lui proposant une autre vision des choses, en bouleversant les idées reçues qu’il a sur elles. Ils espèrent que leur œuvre le stimulera de telle façon qu’elle « fonctionne comme un objectif mal réglé, un instrument optique qui, de manière paradoxale, nous brouille la vue pour mieux la corriger » [33]. Il s’agit d’inviter, par « une passagère désaffection » [34], le destinataire à faire l’expérience d’une œuvre de manière concrète.
[16] « Il me faut jeter aujourd’hui quelques mots (ou phrases) au sujet de l’embrouillamini*, si caractéristique des œuvres de Kermadec. / Il frappe, dès le premier abord ; puis, n’empêche pas de goûter l’œuvre ; mais, plus tard, à la longue, il frappe à nouveau et, je dois le dire, paraît parfois excessif, contribuant à provoquer chez l’amateur une passagère désaffection. / *Expression fort usitée dans le langage de mes parents. [Note de l’auteur] » (Fr. Ponge, « Quelques notes sur Eugène de Kermadec », dans L’Atelier contemporain, Œuvres complètes II [abréviation O. C. II], Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2002, p. 651. Souligné par l’auteur).
[17] F. Ponge, « Quelques notes sur Eugène de Kermadec », op. cit., p. 647. Souligné par l’auteur.
[18] Ibid., p. 651.
[19] Ibid., p. 652. Souligné par l’auteur. Dans son travail sur les écrits sur l’art de Ponge, Bernard Vouilloux étudie sa conception de l’espace et du temps par rapport à la poésie, la musique et la peinture (Un art de la figure : Francis Ponge dans l’atelier du peintre, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 1998, pp. 133-159).
[20] Fr. Ponge, « Quelques notes sur Eugène de Kermadec », op. cit., p. 648.
[21] Ibid., p. 649.
[22] Ibid., p. 652.
[23] Ibid., p. 649.
[24] E. de Kermadec, « Signes et rythmes », dans XXe siècle, n°10, XXe année, mars 1958, p. 61.
[25] Fr. Ponge, « Quelques notes sur Eugène de Kermadec », op. cit., p. 647. Souligné par l’auteur.
[26] Kermadec explique ainsi sa conception de la perspective : « Les mouvements de la vie de la pensée dans le temps amènent des modifications, des corrections et des transparences sur la toile qui remplacent par la figuration de ce mouvement mental la perspective et le mouvement physique. Ces corrections contra-pointiques “rythment” en quelque sorte la toile. » (« Signes et rythmes », op. cit.) Ponge emploie l’adjectif « contrapunctique » au lieu du « contra-pointique » attendu (voir la note 25). Le « contrepoint » désigne en musique la théorie de l’écriture polyphonique qui définit les principes de superposition des lignes mélodiques.
[27] Fr. Ponge, « E. de Kermadec », op. cit, p. 722. Le corps du texte est en italique. Nous soulignons.
[28] Lettre du 17 mars 1973, adressée à Castor Seibel, citée par Robert Melançon dans « Notes de “E. de Kermadec” », op. cit., p. 1591. Souligné par l’auteur.
[29] Fr. Ponge, « Quelques notes sur Eugène de Kermadec », op. cit., p. 646.
[30] Ibid., pp. 646-647.
[31] Germain Viatte qualifie de « novateur » Kermadec qui libère sur la toile « une écriture erratique aux narrations fantasques ». (« D’un soi-disant Paris perdu », dans Flash art, n°3, printemps 1984, pp. 49-50).
[32] Ponge développe une conception similaire de la stratification dans Matière et mémoire et L’Ardoise, textes consacrés respectivement à Jean Dubuffet et à Raoul Ubac.
[33] M. Pampel, Francis Ponge et Eugène de Kermadec, histoire d’un compagnonnage, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires de Septentrion, « Objet », 2012, p. 67.
[34] Fr. Ponge, « Quelques notes sur Eugène de Kermadec », op. cit., p. 651. Voir la note 16.