Dire et / ou peindre le sacré :
(en)jeux de l’esthétique nazaréenne
- Patricia Viallet
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Ce que nous relèverons avant tout dans ce texte singulier, à mi-chemin entre le jeu de pistes iconographique, l’exégèse allégorique et même l’acte de foi (un « amen » vient le clore), est la place réservée à la Poésie comme principal « moteur » d’un art mis au service de la célébration de Dieu : représentée par la Vierge s’apprêtant à en faire la louange (par écrit), la Poésie « est le centre de tous les arts, de même que le mystère de l’incarnation de Dieu issu de la Vierge est le centre de toutes les idées religieuses » [55]. Il est vrai que, dans l’esprit d’Overbeck, il n’est pas concevable de réserver l’usage de la plume au poète et celui du pinceau au peintre [56] ; pourtant, la peinture (religieuse) est bien le terreau de l’esthétique nazaréenne et c’est en tant que peintres – non comme poètes (qui a aujourd’hui connaissance des productions littéraires d’un Pforr ou d’un Overbeck ?) – que les Nazaréens se sont fait un nom. Comment comprendre alors la préséance reconnue à la Poésie, sinon en accordant à ce ciment de tous les arts une valeur extensible, à la fois universelle et transgénérique – en un mot romantique ? Il suffit de relire le célèbre fragment 116 de l’Athenäum pour prendre la mesure de cet élargissement conceptuel, allant bien au-delà d’une simple volonté de rapprochement entre les arts. Toujours dans ce même fragment, Friedrich Schlegel rappelle notamment que la poésie, entendue dans son acception romantique, doit « remplir et saturer les formes de l’art de toute espèce de substances natives de culture » [57] et c’est certainement à cette forme de subordination de l’œuvre d’art (romantique) à un « savoir » qu’est intrinsèquement lié le « caractère discursif » [58] des tableaux nazaréens. Lorsqu’ils doublent leur pratique picturale d’un passage par le mot, les « Frères de Saint Luc » – la référence au saint patron maniant à la fois la plume et le pinceau prend ici tout son sens – ne cherchent pas tant à concrétiser le projet romantique de fusion entre les arts qu’à offrir la traduction verbale (poétique au sens large du terme) du message parallèlement mis en image, s’assurant ainsi de la bonne transmission (et compréhension) de ce dernier auprès du spectateur/lecteur. En joignant le mot à l’image, comme le geste à la parole, les Nazaréens augmentent la valeur démonstrative de leur imago, sans épuiser pour autant le substrat poétique qui lui donne son caractère romantique. Dans son commentaire du Triomphe de la religion dans les arts, Overbeck s’en remet « au propre sentiment » du spectateur au moment où il évoque les relations qu’il s’agit de découvrir entre les deux volets du tableau (l’un, terrestre et l’autre, céleste) et qui ne peuvent toutes être établies verbalement (car n’apparaissant pas toujours assez clairement) [59] – et c’est sur ce même registre (du sentiment poétique) que joue le peintre lorsqu’il invite pour finir le spectateur à ‘déambuler’ à sa guise dans le tableau.
L’appui sur une forme d’intériorisation de la représentation, un processus que le terme allemand (sich) einfühlen (littéralement « entrer dans quelque chose, une œuvre d’art par exemple, par le biais du sentiment ») rend tout particulièrement – et auquel peut également être rattachée la pratique, fréquente chez Overbeck, qui consiste à se mettre en scène (en compagnie de ses « Frères ») dans ses propres tableaux –, apparaît plus nettement encore dans les « descriptions de tableaux poétiques » [60] que le peintre insère dans sa correspondance. Ainsi, la description de l’Entrée du Christ à Jérusalem (Einzug Christi in Jerusalem, 1808/1824) dans une lettre adressée au père de l’artiste en mars 1811 [61] – le tableau n’est alors qu’à l’état d’ébauche – se présente comme le récit d’une promenade fictive dans un paysage amène, bordé d’arbres méditerranéens. Entraîné par son fils qui souhaite l’arracher à ses préoccupations et lui sert de guide dans le « pays préservé des rêves » [62], le destinataire se retrouve témoin de la scène (biblique) choisie comme sujet de la représentation : au milieu de la foule accourue en nombre à Jérusalem pour l’accueillir apparaît, monté sur un ânon, Jésus lui-même, bénissant de la main droite « autant ceux qui l’aiment que ceux qui le persécutent » [63]. On peut ici parler d’une véritable mise en scène verbale d’un contenu iconographique, organisée en fonction de la direction du regard des deux promeneurs – on relèvera la récurrence de la formule injonctive [S]ehen Sie (« [V]oyez ») qu’utilise le narrateur pour guider visuellement son compagnon : sont tout d’abord perçus les douze hommes qui entourent le Christ au premier plan et « semblent être ses adeptes ou partisans » [64], puis les personnages les plus marquants de cette assemblée, tant par leur aspect physique que par leurs caractéristiques morales. En interprétant l’expression de certains visages (par exemple celui du jeune homme qui conduit l’ânon et « semble être tout amour et ivre de félicité » [65]), le peintre épistolier cherche à faire (res)sentir à son (proche) lecteur – plus qu’à lui faire « réellement » voir – le tableau qu’il projette de réaliser.
L’exploitation de la dimension affective de l’image – celle-là même qui affleure dans la conception médiévale d’une imago appelée aussi à (r)éveiller la componction – permettrait-elle alors de dépasser la dialectique du dire et du montrer sur laquelle repose une esthétique nazaréenne essentiellement soucieuse de clarté dans l’énoncé théologique ? Dans l’un de ses tableaux, Wilhelm Schadow représente une « jeune fille lisant » [66] (fig. 4) ; son attitude, ainsi que l’expression de son beau visage de madone ne laissent subsister aucun doute sur la nature du livre qu’elle tient dans ses mains – une Bible enluminée (alliance, toujours, du mot et de l’image), ouverte sur un passage de l’Evangile selon Luc (L’Annonciation, 1, 26-38) – ni sur celle du sentiment éprouvé – un recueillement excluant toute attention au monde extérieur (la jeune fille tourne le dos au paysage ouvert à l’arrière-plan) – et communiqué par un effet de mise en abyme au spectateur lui-même (regardant une personne elle-même en train de regarder/lire un livre). Ainsi que le formule très justement Cordula Grewe, de la « dialectique instaurée entre exégèse biblique iconographique et interprétation écrite de l’image » naît finalement « une "dévotion visuelle" (Schaufrömmigkeit) spécifiquement moderne, car réflexive », fondée dans l’intériorité du spectateur [67].
Si acte de voir et acte de lire finissent par se (con)fondre dans un même recueillement face au sujet représenté, le recours au mot pour dire le sacré est-il toujours une nécessité ? Dès lors qu’elle n’est plus « simplement » vue et/ou lue, mais également ressentie, l’image parvient-elle à un degré de « présentification » de l’invisible, comme le formulerait Jean-Claude Schmitt [68], qui rendrait inutile la médiation pédagogique du mot ?
Per visibilia invisibilia : la fonction « épiphanique » de l’image
Revenons une dernière fois à la source médiévale et à cette autre lettre de Grégoire le Grand qu’utilise le pape Hadrien Ier pour combattre l’hostilité de la cour et des évêques francs à l’égard des images, la Lettre à l’ermite Secundinus [69]. Le passage qui retient tout particulièrement l’attention du pape et constitue un « argument de choc » face au rejet carolingien qu’exposeront les Libri carolini est celui dans lequel le désir qu’a l’ermite « de voir et de posséder » [70] les images envoyées, à la propre demande de ce dernier, par le pape Grégoire (essentiellement deux panneaux peints représentant le Christ, la Vierge Marie, ainsi que les apôtres Pierre et Paul) est comparé au désir amoureux [71]. La dimension affective que le pape Grégoire avait reconnue à l’imago est ici largement amplifiée, au point de prendre une tournure « fantasmatique et obsessionnelle » [72] et d’entrer alors en contradiction avec la « ligne » grégorienne, ne franchissant pas les limites de l’idolâtrie. On s’en étonnera moins si l’on sait, comme cela fut établi par la suite, que ce passage est en réalité une interpolation, ajoutée dans un second temps au noyau originel de la lettre (datant de mai 599) ; néanmoins, ce hiatus idéologique perd de sa force si l’on ramène la vénération amoureuse de l’image pieuse à sa finalité première, en parfait accord avec la tradition médiévale : « atteindre les choses invisibles au moyen des choses visibles » (per visibilia invisibilia), selon la formule néoplatonicienne à laquelle avait lui-même recouru le pape Hadrien Ier lorsqu’il s’était adressé, deux ans avant la tenue du concile de Nicée II, à l’impératrice Irène et à son fils Constantin VI, toujours dans le but de lutter contre les positions iconoclastes largement répandues dans l’Empire byzantin. Si Secundinus éprouve une telle attirance pour les images que lui a fait parvenir le pape Grégoire, c’est non seulement pour se rappeler les épisodes essentiels de la vie du Christ (naissance, Passion et Résurrection) – soit cette fonction de memoria que remplit traditionnellement l’imago médiévale –, mais aussi et surtout pour « s’enflammer d’amour pour Dieu » [73], en une forme d’unio mystica portée par la puissance médiatrice de l’image. Ainsi, l’extrême valorisation du sentiment (amoureux) comme « moteur » de la contemplation visuelle n’apparaît pas (ou plus) inconciliable avec l’assimilation médiévale de l’image « à une apparition, à une épiphanie » [74], les formes et couleurs utilisées par le peintre affranchi de tout souci de mimesis étant plutôt perçues comme les « indices de réalités invisibles qui transcendent les possibilités du regard » [75] et non comme leur mode de représentation « effective ». Et c’est là que, de nouveau, tradition médiévale et pratique nazaréenne s’entrecroisent.
[55] « […] indem die Poesie Centrum aller Künste ist, wie das Geheimnis der Menschwerdung Gottes aus der Jungfrau Centrum aller religiösen Ideen ist » (Ibid., p. 62).
[56] « Indessen sehe ich nicht ein, warum nicht die Feder sogut für den Maler gehören sollte als der Pinsel; ich habe für beyde gleiche Achtung, und glaube, es sey zu wünschen, daß diese beyden Künste mehr miteinander vereinigt würden » (« Je ne vois cependant pas pourquoi la plume ne saurait convenir au peintre tout autant que le pinceau ; j’ai pour tous deux le même respect et crois qu’il serait souhaitable d’unir davantage ces deux arts l’un à l’autre », dans Nachlaß Fr. Overbeck, Lübeck, Stadtbibliothek, V, 5, 9 (« Brief an Vater », Vienne, 8. 7. 1809).
[57] « Sie [die romantische Poesie] will, und soll auch (…) die Formen der Kunst mit gediegnem Bildungsstoff jeder Art anfüllen und sättigen […] » (Fr. Schlegel, Athenäums-Fragmente, dans Kritische Friedrich-Schlegel-Ausgabe, éd. par E. Behler, Munich / Paderborn sq., F. Schöningh, 1967, vol. 2, p. 182). Nous utilisons ici la traduction de Ph. Lacoue-Labarthe et J.- L. Nancy (L’Absolu littéraire. Théorie de la littérature du romantisme allemand, Paris, Seuil, 1978, p. 112).
[58] Cf. supra, note 4.
[59] « […] wie denn beide Seiten überhaupt nicht ohne Beziehungen herüber und hinüber gedacht sind, die jedoch, weil nicht überall scharf genug um nachgewiesen zu werden, besser dem eigenen Gefühl des Beschauers aufzufinden überlassen werden » (M. Howitt, Friedrich Overbeck. Sein Leben und Schaffen, Op. cit., p. 63).
[60] « poetisch[e] Bildbeschreibungen » – nous reprenons ici la dénomination générique proposée par S. Matter et M.- C. Boerner pour inventorier (et classifier) les différentes productions littéraires des Nazaréens (S. Matter et M.-C. Boerner, …Kann ich vielleicht dichtend mahlen ?, Op. cit.).
[61] Le texte est reproduit dans l’ouvrage de S. Matter et M.-C. Boerner (Ibid., pp. 110-113).
[62] « [das] unbefehdete Land der Träumereyen » (Ibid.).
[63] « […] sowohl die ihn lieben als die ihn verfolgen […] » (Ibid., p. 111).
[64] « Zunächst um ihn gehen zwölf Männer die seine Anhänger oder Jünger zu seyn scheinen ! » (Ibid.).
[65] « […] [ein Jüngling der] ganz Liebe zu seyn scheint und von Seligkeit trunken […] » (Ibid.).
[66] W. Schadow, Ein Mädchen lesend, 1831/32, huile sur toile, H. 46 cm ; L. 37 cm, Leipzig, Museum der bildenden Künste.
[67] « Aus der Dialektik von bildlicher Bibelexegese und schriftlicher Bildauslegung artikuliert sich eine spezifisch moderne, da reflexive Schaufrömmigkeit » (C. Grewe, « Objektivierte Subjektivität: Identitätsfindung und religiöse Kommunikation im nazarenischen Kunstwerk », art. cit., p. 94).
[68] Dans son introduction au Corps des images, l’historien rappelle que les images médiévales, affranchies de toute obligation mimétique (ce qui, nous le verrons a son importance dès lors que l’on cherche à représenter le sacré), peuvent tout au plus « présentifier » (ou « rendre présentes ») des réalités non uniquement percevables par le regard (J.-Cl. Schmitt, Le Corps des images, Op. cit., p. 24).
[69] Là encore, nous nous référons directement à l’ouvrage de J.-Cl. Schmitt (Ibid., notamment pp. 69-70).
[70] Ibid., p. 70.
[71] L’ermite attendrait de pouvoir contempler ces images comme « l’amant qui se hâte de précéder celle qu’il aime sur le chemin des bains afin de l’entrevoir à son passage et de s’en retourner heureux » (Ibid.).
[72] Ibid.
[73] Ibid.
[74] Ibid., p. 24.
[75] Ibid.