L’Illustration en débat :
techniques et valeurs (1870-1930)

- Anne-Christine Royère et Julien Schuh (dir.)
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Reims, Epure, « Héritages critiques », 2015, 525 p.,
ISBN : 978-2-915271-87-4

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[La parution de cet ouvrage a été endeuillée par la disparition de l’un de ses contributeurs, Luce Abélès, spécialiste du livre illustré auquel elle avait consacré de nombreux travaux. Une journée d’études, dans la continuité des analyses présentées dans ce volume, sera organisée à la fin de l’année 2016 et dédiée à sa mémoire.]

      On l’a souvent répété, le XIXe siècle est le siècle de l’image [1] ; le public découvre à cette époque de nouveaux objets hybrides (livres illustrés, revues de vulgarisation, journaux, affiches, publicités, éditions bibliophiliques, gravures de mode…) mêlant des signes aux statuts très divers. Le monde de l’imprimé en est bouleversé : comme le note Michel Melot, l’« importance grandissante du rôle de l’image dans l’acquisition des connaissances, l’entrée du livre parmi les biens de consommation industrialisés : ces deux phénomènes conjugués amenèrent le changement non seulement des systèmes de production et de distribution, mais des formes mêmes du livre dans sa composition, sa présentation, sa mise en page [2] ». Les progrès des techniques de reproduction de l’image au XIXe siècle et l’émergence de nouveaux métiers (ceux de dessinateur, de graveur sur bois de bout) sont directement liés au monde du livre et de la presse : c’est pour répondre à la demande croissante de textes accompagnés d’images (d’abord en Angleterre, puis en France, aussi bien dans le domaine du livre populaire que dans celui des périodiques comme le Penny Magazine) que les éditeurs (Charton, Curmer…) font appel à des graveurs (venus spécialement d’Angleterre avant de former des graveurs français), et qu’ils imaginent de nouvelles formes de livres et de périodiques. Les innovations dans le domaine des techniques de reproduction de l’image, concomitantes de l’invention de la photographie et en particulier de son application à l’imprimerie par le biais de la reproduction photomécanique, sont intrinsèquement liées à l’univers du texte (même si la feuille volante et l’estampe indépendante continuent à exister selon un marché et des valeurs propres) ; c’est pourquoi l’analyse de l’illustration dans le livre ne peut se passer d’un retour aux débats qui ont agité aussi bien le monde de la bibliophilie que celui des techniciens de l’image.
       Dans cette « civilisation du journal » [3] où la presse est le principal vecteur de diffusion des discours, ces débats sont accueillis dans les nombreux périodiques consacrés aux Beaux-Arts, à l’illustration, au monde de l’imprimerie : chaque corporation se dote d’un organe de presse, et la défense des intérêts des illustrateurs, des graveurs, des éditeurs passe systématiquement par la création d’un journal. Nous avons par conséquent choisi de construire ce recueil de textes consacrés à l’illustration et aux progrès des techniques de reproduction à partir d’un dépouillement de ces périodiques [4], en nous concentrant sur quelques thématiques faisant débat, pour présenter les positions des acteurs du monde de l’illustration, dont l’évolution façonne la culture de l’imprimé au tournant des XIXe et XXe siècles. Il a ainsi été conçu comme une forme d’échantillonnage : plutôt que de ne sélectionner que les textes les plus connus, ou émanant des critiques les plus respectés, nous avons voulu présenter un fragment du discours social autour de ces problématiques, émanant des acteurs du livre illustré (institutions, associations, critiques, artisans, éditeurs), afin de mettre au jour autant ce qui est dit sur l’illustration que les présupposés qui permettent de le dire.
      Le choix des bornes chronologiques (1861-1931) est lié au bouleversement provoqué par l’introduction de la reproduction photomécanique des images dans l’imprimé. La période s’ouvre avec le déclin de la « librairie illustrée à la main », au moment où, pour la première fois dans l’imprimé illustré, on promeut des images réalisées « d’après photographie » et où les procédés photomécaniques se développent de manière spectaculaire [5]. Chaque imprimeur développe en effet ses propres techniques de reproduction de l’image, dans un climat d’émulation qui entraîne des progrès très rapides dans ce qu’on appelle à l’époque, de manière synthétique, les procédés, pour les opposer aux techniques de reproduction artisanales de l’image. La fin de la période, au début des années 1930, se marque au contraire par une standardisation des pratiques : la période des expérimentations est terminée, la bibliophilie adopte une forme de classicisme, que ce soit dans la place accordée aux images dans l’empagement ou dans les choix typographiques. La multiplication des techniques a laissé place à quelques procédés stabilisés (similigravure, phototypie, bientôt remplacée par l’offset) qui conditionnent plus fortement la forme du livre. Les modèles économiques qui avaient été expérimentés auparavant (associations, revues, cercles… permis par la libéralisation de la presse et le droit d’association) laissent la place à un marché du livre illustré structuré selon une opposition entre le livre illustré bon marché et le livre de luxe, dont les formes sont désormais fixées dans un marché bibliophilique moins aventureux. Des métiers ont disparu : les graveurs professionnels de la génération précédente, devenus inutiles, ont été remplacés par les graveurs originaux.
      Si prendre acte de l’avènement d’une « littérature industrielle » [6] implique de concevoir une « sécession de l’espace littéraire en deux sous-champs répondant à des logiques antagonistes en termes de productivité et d’enjeux autant qu’à deux conceptions diamétralement opposées de la pratique littéraire », à savoir un « régime professionnel » et un « régime vocationnel » [7], constater l’avènement d’une « illustration industrielle » conduit d’une part à reconsidérer les mutations techniques de reproduction de l’image et de l’illustration en termes de valeurs et de hiérarchie et d’autre part à déterminer la valeur des objets culturels produits et, de fait, à distinguer en termes de production livresque « ce qui est de l’Art et ce qui n’est pas tout à fait l’Art », pour reprendre la formule de Philippe Burty [8]. Telles sont les deux lignes de force du classement des articles que nous proposons dans cette anthologie.
      Un premier grand ensemble d’articles s’arrête sur « l’évolution des techniques de reproduction de l’image », mettant l’accent sur les bouleversements induits par l’application des procédés photomécaniques à l’illustration du livre. Le spectre de ceux-ci est étendu, touchant aussi bien l’ontologie de l’art photographique que celle de la gravure, conduisant à un remaniement important de la hiérarchie ancestrale des techniques de reproduction. Nous avons regroupé, en tête de cette première partie, des textes consacrés au débat sur le caractère mécanique ou artistique de la photographie, dans la mesure où ils permettent de dévoiler certains enjeux inhérents à l’ensemble des sujets abordés par la suite. Ainsi, du point de vue des acteurs, les tensions entre dessinateurs et photographes ouvrent sur la question du statut de l’auteur (« régime professionnel » ou « régime vocationnel », pour reprendre la distinction de P. Durand) et sur la notion juridique de propriété artistique. Du point de vue de la nature de la photographie, les débats réactivent, du pictorialisme à la nouvelle photographie, l’opposition entre arts libéraux et arts mécaniques. Enfin, du point de vue de la matérialité et du statut de l’objet produit, la distinction entre cliché et tirages multiples oriente les débats vers une comparaison avec le champ littéraire : à la conception de la photographie comme art mécanique recourant à la technique de l’empreinte s’oppose une conception idéaliste du cliché qui est, à l’instar du manuscrit d’écrivain, la représentation idéale de la conception auctoriale, là où tirages photographiques et livres n’en sont que les avatars.
      L’application des procédés photomécaniques, issus des découvertes sur les produits photosensibles, à l’illustration du livre, en venant concurrencer les techniques de gravure anciennes et artisanales (le bois notamment), conduit, tout comme l’avènement de la photographie, à redéfinir les termes des relations entre art, artisanat et industrie dans le livre. Pour mettre en valeur les enjeux d’un tel remaniement dans le champ des arts graphiques appliqués à l’édition, nous avons regroupé, dans une deuxième et troisième sous-parties, des articles relatifs aux débats suscités par les procédés d’une part, et à l’avènement de la gravure originale, tout particulièrement celle sur bois, qui se développe plus tardivement que celle à l’eau-forte, dont l’essor est déjà bien attesté dans les années 1860. Les textes révèlent deux faits majeurs sur la période qui nous concerne.

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[1] Voir Ph. Hamon, Imageries : littérature et image au XIXe siècle, Paris, Corti, coll. Les Essais, 2007 ; « Le culte de l’image », dans H.-J. Martin et R. Chartier (dir.), Histoire de l’édition française, t. III, « Le temps des éditeurs : Du Romantisme à la Belle Epoque », Fayard, 1998, pp. 325-328.
[2] M. Melot, « Le texte et l’image », dans H.-J. Martin et R. Chartier (dir.), Histoire de l’édition française, Op. cit., p. 329.
[3] D. Kalifa, Ph. Régnier , M.-E. Thérenty et A. Vaillant (dir.), La Civilisation du journal : Histoire culturelle et littéraire de la presse française au XIXe siècle, Paris, Nouveau monde éditions, « Opus magnum », 2011.
[4] On trouvera en annexe la liste des périodiques dépouillés, présentés succinctement, de même que celle des auteurs, assortie d’une courte biographie.
[5] Cl. de Santeul, « L’image imprimée depuis un siècle », Bulletin de la Société française de photographie, n° 1, janvier 1928, p. 14-23.
[6] Sainte-Beuve, « De la littérature industrielle », Revue des deux mondes, 1er septembre 1839, tome XIX, p. 675-691.
[7] P. Durand, « Presse ou médias, littérature ou culture médiatique ? Question de concepts », Contextes, n° 11, « Le littéraire en régime journalistique », 2012.
[8] Ph. Burty, « La Gravure, la lithographie et la photographie au Salon de 1865 », Gazette des Beaux-Arts, juillet 1865, p. 90.