Images baroques pour un texte classique ?
Les frontispices des Œuvres de Racine
en dialogue avec les préfaces
- Nicolas Réquédat
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Fig. 2. Fr. Chauveau, Le Combat
des frères ennemis, 1676
Fig. 3. Fr. Chauveau, Empoisonnement
de Britannicus, 1676
Fig. 4. Fr. Chauveau, Suicide
d’Eriphile, 1676
Cependant, le fait de ne plus mettre en avant la source elle-même mais la conséquence du choix auctorial, au point que l’hypotexte homérique n’est même pas cité explicitement, permet à Racine de mettre en lumière l’articulation des impératifs esthétiques au sein de sa pièce. Pour paraphraser, Racine ne dit plus seulement qu’il est respectueux du texte antique mais que les éléments des textes des Anciens qu’il a choisi de suivre lui permettent de produire un texte vraisemblable – dans la mesure où l’aptum est observé – qui dès lors est capable d’avoir un effet cathartique lors de sa représentation. Ainsi la préface d’Andromaque dans les Œuvres devient le lieu d’une architecture esthétique, si l’on peut dire, réagencée et optimisée. La seconde préface pousse plus loin la mise en relation entre le respect des hypotextes, la nature du texte produit et son effet sur les spectateurs. C’est sans doute pourquoi Racine ne reprend pas comme exemple la question du caractère de Pyrrhus, problématique dans la mesure où il exhibe un paradoxe : les Anciens le décrivent comme violent donc il convient – il est vraisemblable – qu’il le soit ; pourtant, il est noble. Dès lors, la violence de sa part envers une femme n’est pas convenable. Dans le cadre de l’adaptation des sujets antiques aux mœurs du XVIIe siècle il s’agissait bien que les spectateurs retrouvent les valeurs d’un prince. Prendre appui sur le cas d’Astyanax paraît dès lors plus approprié pour éclairer la logique du travail de réécriture. Le préfacier construit ainsi le mythe d’une œuvre téléologique qui devait aboutir, entre autres, à la simplicité de Bérénice, et qui d’emblée portait en elle les grandes thématiques raciniennes, comme par exemple la médiocrité morale des personnages, ni tout à fait coupables, ni tout à fait innocents.
Cependant, dans la perspective lectorielle, si les préfaces sont en dialogue avec les tragédies qui leurs succèdent, elles entretiennent aussi un rapport à interroger avec le péritexte qui les précède.
Monstruosité des images et effet de discordance
Les frontispices des trois éditions des Œuvres semblent par certains aspects entrer en contradiction avec les préfaces et créer ainsi des effets de discordance. Ces derniers, comme le rappelle Marie-Claire Planche, ont surtout frappé, non pas les contemporains, mais des critiques du XXe siècle :
Les compositions de l’édition de 1676 ont pu être fortement critiquées, moins pour leurs caractéristiques stylistiques que pour le choix des sujets et l’expressivité. Raymond Picard a, dans un article fameux, rejeté une iconographie qui prît en compte les récits et s’éloignât du classicisme [26].
Cet appareil critique moderne relève dans les frontispices quelque chose de l’ordre du monstrueux, au sens étymologique, c’est-à-dire des formes, des motifs ou même des thèmes qui doivent être pointés du doigt. En effet, ceux-ci se situent dans une perspective baroquisante qui affectionne un certain spectaculaire tout en étant de ce fait en décalage par rapport à l’esthétique classique qui, alors, la condamne. Les frontispices baroquisants précèdent les préfaces classicisantes pour finalement donner jour à un texte souple, oscillant d’un pôle à l’autre. Ainsi l’on peut noter que sur les illustrations des neuf pièces de la première édition des Œuvres un tiers représente un récit irreprésentable sur scène dans une optique classique : le frontispice de La Thébaïde (fig. 2) qui met en image le récit de Créon (acte V, scène 3), celui de Britannicus (fig. 3), qui immortalise le récit de Burrhus (Acte V, scène 5) et enfin celui d’Iphigénie (fig. 4), qui dépeint le récit d’Ulysse (Acte V, scène 6). Or, on le sait, le récit est toujours problématique au théâtre, car s’il est nécessaire lorsqu’on ne peut pas représenter l’action sur scène, il apparaît toujours comme une excroissance dans la mesure où il n’est pas une action donnée à voir. C’est alors une monstruosité diégétique qui est mise en lumière dans ces trois frontispices, puis dans celui de Phèdre, qui représente, dans les éditions des Œuvres de 1686 et 1696, le récit de Théramène. On observe donc bien une ambiguïté de l’illustration qui vient mettre en relief le récit, une anomalie, honnie des censeurs et des préfaces.
En outre, ces frontispices donnent à voir de nombreuses mises à mort, posant problème dans le cadre d’une réflexion sur la bienséance : le frontispice de La Thébaïde (fig. 2) présente ainsi un cadavre et un fratricide en pleine action, celui de Britannicus (fig. 3) montre le héros mort empoisonné, celui de Mithridate (fig. 5) peint le roi la main sur sa plaie mortelle, et le frontispice de Le Brun introduisant le livre lui-même (fig. 1 ) met en scène une nouvelle fois le fratricide de La Thébaïde. En effet, ces livres sont publiés à une époque où le paragone a évolué pour rejoindre des préoccupations rhétoriques : il est devenu un ut pictura rhetorica [27]. Dès lors, le dessinateur, à la manière d’un rhéteur, doit respecter l’exigence de l’aptum : une représentation de la mort, contraire à la bienséance sur scène, est donc susceptible d’apparaître inconvenante. La représentation des récits s’avère alors doublement problématique. En effet, leur contenu a été exclu de la représentation sur scène, entre autres, parce qu’ils incluaient des scènes macabres.
Monstruosité résorbée
Cependant, ce qui pourrait être considéré comme des anomalies, retrouve une cohérence si on oriente son observation vers un point de vue plus global. Les frontispices qui précèdent les pièces dans les éditions des Œuvres semblent par de nombreux aspects présenter la pièce sous le même angle que les préfaces tardives, ce qui est surprenant dans la mesure où il est possible, comme nous l’avons noté précédemment, que l’illustrateur n’ait ni eu accès à ce texte, ni même parlé avec l’auteur de ses choix.
De fait, les illustrations présentent des scènes réinvestissant les thèmes qui seront pleinement déployés dans les préfaces qui leur succèdent.
Tout d’abord on observe la séparation presque constante entre un espace publique et un espace privé, celui dans lequel se déroule la tragédie. Ces démarcations picturales sont alors l’occasion de découper dans le frontispice un espace de spectacle. Ainsi voit-on une limite formée par un enclos en bois et des militaires dans le frontispice de La Thébaïde (fig. 2), de sorte que notre regard est guidé vers une action simple qui est comme extraite d’un cadre confus. Un soldat, en bas à gauche, devient admoniteur et nous signale l’importance de l’action qui se déroule en élevant les mains en sa direction – ce qui est un procédé très répandu. Portant un bouclier sur lequel est gravé la Sphinge à l’origine du malheur des combattants, ce personnage symbolise sans doute le destin qui rend tragique le combat fratricide. C’est aussi certainement le geste du Racine préfacier qui est mis en scène : il se montrerait donnant à voir une action simple et tragique, puisant dans des récits antérieurs.
Je compris que cette duplicité d’Actions avait pu nuire à sa Pièce, qui d’ailleurs était remplie de quantité de beaux endroits. Je dressai à peu près mon plan sur les Phéniciennes d’Euripide [28].
On observe ce même découpage, qui signale le passage d’une action complexe à une action simple, unique, dans le frontispice d’Alexandre le Grand (fig. 6) – qui compte aussi un soldat admoniteur – ou encore de Britannicus (fig. 3). Les cloisonnements sont opérés respectivement grâce à une tente et quelques militaires, et grâce à un lit. Il y a alors bien une mise en scène non seulement d’un cadre particulier, mais surtout du passage du cadre général et multiple au simple, par la présence d’une limite. Ceci entre directement en écho avec le paratexte qui suit. Ainsi, à la différence de la préface initiale d’Alexandre le Grand – publiée en janvier 1668 –, la préface des Œuvres – éditées en 1675 et rééditées en 1687 et 1697 – ne se perd pas en discours polémiques et préfère énoncer l’action de la tragédie en une phrase unique pour en montrer la simplicité et l’unité [29].
[26] M.-Cl. Planche, De l’iconographie racinienne, Op. cit., p. 62. Concernant la critique des frontispices par Raymond Picard, voir « Racine et Chauveau. Remarques sur l’inconsistance de la notion d’âge classique », dans De Racine au Parthénon, Paris, Gallimard, 1977, pp. 227-247.
[27] C’est ce qu’ont entériné les Conversations sur la connaissance de la peinture de Roger de Piles en 1677, faisant dialoguer Pamphile et Damon. Pour de Piles le talent de l’homme éloquent se résume à sa capacité à toucher les cœurs par les images, par les figures. Les images, dès lors, apparaissent soumises aux lois qui régissent la parole qui émeut et convainc, celles de la rhétorique.
[28] Ibid. p. 119.
[29] « C’est là qu’on peut voir tout ce qu’Alexandre fit lorsqu’il entra dans les Indes, les ambassades qu’il envoya aux Rois de ce Pays-là, les différentes réceptions qu’ils firent à ses Envoyés, l’alliance que Taxile fit avec lui, la fierté avec laquelle Pyrus refusa les conditions qu’on lui présentait, l’inimitié qui était entre Porus et Taxile, la mort de Taxile que Porus tua de sa main dans le combat, et enfin la Victoire de Porus, la réponse généreuse que ce brave Indien fit au Vainqueur qui lui demandait comment il voulait qu’on le traitât, et la générosité avec laquelle Alexandre lui rendit tous ses Etats, et y en ajouta beaucoup d’autres » (Ibid. p. 191).