Images baroques pour un texte classique ?
Les frontispices des Œuvres de Racine
en dialogue avec les préfaces
- Nicolas Réquédat
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Il apparaît que cette entreprise de mise en scène de l’unité de son œuvre se situe dans la continuité du travail de Boileau dans son Art poétique paru justement en 1674 et qui donne de façon sous-jacente une place fort avantageuse au style racinien. Ainsi Racine rédige pour l’édition des Œuvres de 1676 une préface à La Thébaïde. D’emblée, il se place sous le patronage de « quelques personnes d’esprit » [14] qui l’ont poussé à l’écriture de cette pièce. Il demande néanmoins l’indulgence du lecteur, et fait rapidement succéder à cette requête teintée d’humilité une mise en perspective de sa pièce dans un projet d’ensemble prétendument déjà présent :
Ce sujet avait été autrefois traité par Rotrou sous le nom d’Antigone. Mais il faisait mourir les deux Frères dès le commencement du troisième Acte. Le reste était en quelque sorte le commencement d’une autre Tragédie où l’on entrait dans des intérêts tout nouveaux. Et il avait réuni en une seule Pièce deux Actions différentes, dont l’une sert de matière aux Phéniciennes d’Euripide, et l’autre à l’Antigone de Sophocle. J’ai compris que cette duplicité d’Actions avait pu nuire à sa Pièce, qui d’ailleurs était remplie de quantité de beaux endroits [15].
La critique de Rotrou qui ne respecte pas la règle de l’unité d’action permet de mettre en avant, en creux, l’impératif de simplicité que dit s’être imposé Racine. Dans le cadre des Œuvres, la préface a alors une fonction de constitution d’un mythe personnel et de relecture élogieuse d’un patrimoine transmis. Georges Forestier remarque ainsi dans sa Notice sur la Thébaïde :
Racine a beau jeu dans sa préface de 1675 de reprocher à Rotrou d’avoir « réuni en une seule Pièce deux actions différentes ». A cette date, cela fait des années qu’il s’est établi comme champion de la simplicité d’action face à Corneille et ce rappel dans la préface de la pièce qui ouvre le premier recueil collectif de son théâtre – alors que dans le même volume il efface les passages les plus polémiques de sa préface de Britannicus, ceux-là mêmes qui défiguraient caricaturalement l’esthétique cornélienne – est évidemment destiné à confirmer que, dès ses débuts, il avait fait sien le principe esthétique de la simplicité [16].
Dans la suite de cette préface, Racine développe un plaidoyer autour du problème de la violence de sa pièce. Par un habile retournement, il en fait un argument en sa faveur :
La Catastrophe de ma Pièce est peut-être un peu trop sanglante. En effet il n’y paraît presque pas un acteur qui ne meure à la fin. Mais aussi c’est la Thébaïde. C’est-à-dire le sujet le plus tragique de l’Antiquité. L’amour qui a d’ordinaire tant de part dans les Tragédies n’en a presque point ici. Et je doute que je lui en donnasse davantage si c’était à recommencer. Car il faudrait ou que l’un des deux Frères fût amoureux, ou tous les deux ensemble. Et quelle apparence de leur donner d’autres intérêts que ceux de cette fameuse haine qui les occupait tout entiers ? Ou bien il faut jeter l’amour sur un des seconds personnages comme je l’ai fait. Et alors cette passion qui devient étrangère au sujet ne peut produire que de médiocres effets. En un mot je suis persuadé que les tendresses et les jalousies des amants ne sauraient trouver que fort peu de place parmi les incestes, les parricides et toutes les autres horreurs qui composent l’Histoire d’Œdipe et de sa malheureuse Famille [17].
On passe d’une concession, faite à grand renfort de modalisateurs qui viennent l’affaiblir (« peut-être un peu trop »), à l’affirmation de la nécessité de cette violence, qui devient un moindre mal par la revendication du patronage aristotélicien. En effet, le terme de « catastrophe », directement emprunté à la Poétique, permet à Racine de rappeler d’emblée sa compétence en la matière ; non pas que ce terme soit peu employé à l’époque, mais il garde une connotation technique comme la première préface de Bérénice le soulignait déjà en 1671 : « Il [l’Abbé de Villars] parle de protase, comme s’il entendait ce mot, et veut que cette première des quatre parties de la tragédie soit toujours très proche de la dernière, qui est la catastrophe » [18].
Cette argumentation permet in fine de rejeter la responsabilité du défaut principal de la pièce sur le sujet lui-même et d’inscrire en même temps cette tragédie dans l’œuvre générale. Son imperfection, à en croire l’auteur, vient du fait qu’elle annonçait déjà en partie les autres pièces en privilégiant la simplicité de l’action. La violence devient un double argument en faveur de la pièce, à la fois signe que Racine à ses débuts privilégiait déjà la simplicité de l’action et qu’il respectait les Anciens. Le dramaturge reconnaît n’avoir commis qu’une seule erreur : avoir introduit parmi les personnages secondaires une intrigue amoureuse qui produit « de médiocres effets » [19].
Dans les préfaces qu’il réécrit – celles d’Alexandre le Grand, d’Andromaque, de Britannicus, de Bajazet et de Mithridate –, Racine prend soin d’ôter les passages où la charge polémique est la plus forte, comme le remarque Raymond Picard [20], élevant ainsi sa parole à celle d’un sage à l’autorité incontestable.
Ainsi la préface d’Alexandre le Grand devient beaucoup plus courte que la préface initiale (une page de moins). Dans la première préface, Racine ouvrait son propos sur deux refus catégoriques :
Je ne rapporterai point ici l’Histoire de Porus, il faudrait copier tout le huitième Livre de Quinte-Curce ; et je ne m’engagerai moins encore à faire une exacte Apologie de tous les endroits qu’on a voulu combattre dans ma Pièce [21].
Dans les Œuvres, au lieu de commencer par se défendre ouvertement et se situer dans une optique polémique, le préfacier prend un ton neutre pour rappeler l’ancrage de sa pièce chez Quinte-Curce : « Il n’y a guère de Tragédie, où l’Histoire soit plus fidèlement suivie que dans celle-ci. Le sujet en est tiré de plusieurs Auteurs, mais surtout du huitième Livre de Quinte-Curce » [22].
Par la suite, le résumé de l’action de la tragédie en une seule phrase – tout en venant contredire frontalement la première préface – met en avant la simplicité de l’action de la tragédie. Racine montre alors, en plus de sa fidélité aux Anciens dès les premières pièces, la place cruciale qu’a toujours eue la simplicité d’action dans son œuvre :
C’est là qu’on peut voir tout ce qu’Alexandre fit lorsqu’il entra dans les Indes, les ambassades qu’il envoya aux Rois de ce Pays-là, les différentes réceptions qu’ils firent à ses Envoyés, l’alliance que Taxile fit avec lui, la fierté avec laquelle Pyrus refusa les conditions qu’on lui présentait, l’inimitié qui était entre Porus et Taxile, la mort de Taxile que Porus tua de sa main dans le combat, et enfin la Victoire de Porus, la réponse généreuse que ce brave Indien fit au Vainqueur qui lui demandait comment il voulait qu’on le traitât, et la générosité avec laquelle Alexandre lui rendit tous ses Etats, et y en ajouta beaucoup d’autres [23].
Cette analyse est confirmée par l’étude des préfaces d’Andromaque. Celle qui précède la pièce dans les Œuvres de 1675 et 1697, comme la première, ne porte pas le titre « préface » et commence pareillement par une longue citation de Virgile puis un court commentaire qui souligne la simplicité d’un sujet pouvant être résumé en quelques vers et puisant dans une source reconnue. Le second texte diffère cependant à partir du paragraphe qui succède à ces premières lignes :
Mais ici il ne s’agit point de Molossus. Andromaque ne connaît point d’autre Mari qu’Hector ni d’autre Fils qu’Astyanax. J’ai cru en cela me conformer à l’idée que nous avons maintenant de cette Princesse. La plupart de ceux qui ont entendu parler d’Andromaque ne la connaissent guère que pour la veuve d’Hector et pour la Mère d’Astyanax. On ne croit point qu’elle doivent aimer ni un autre Mari, ni un autre Fils. Et je doute que les larmes d’Andromaque eussent fait sur l’esprit de mes Spectateurs l’impression qu’elles y ont faite, si elles avaient coulé pour un autre Fils que celui qu’elle avait d’Hector [24].
Dans la première préface, Racine exaltait la renommée des personnages convoqués sur scène, soulignait leurs caractères inchangés et se défendait sur la question du vraisemblable en alléguant le respect des anciens. La préface des Œuvres, en revanche, exhibe la distance prise vis-à-vis d’Euripide pour pouvoir garder le vraisemblable qui est replacé en haut de la hiérarchie esthétique dans la perspective du decet. Certes, comme le fait remarquer Georges Forestier,
cette idée n’est en rien contraire à celle de la première préface : « on verra fort bien que je les ai rendus tels que les anciens Poètes nous les ont donnés ». Il faut donc entendre ici non point que le poète a fait une héroïne purement française, comme on le croit souvent, mais qu’entre toutes les traditions antiques qui mettaient en scène Andromaque, il a choisi la plus célèbre et la plus belle, celle de l’Iliade, où elle est épouse puis veuve d’Hector, et mère d’Astyanax [25].
[14] Racine Œuvres complètes, I, théâtre-poésie, édition présentée, établie et annotée par Georges Forestier, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1999, p. 119.
[15] Ibid.
[16] Ibid., p. 1235.
[17] Ibid., pp. 119-120.
[18] Racine, éd. Forestier, éd. cit., p. 452.
[19] Ibid., p. 119.
[20] R. Picard, La Carrière de Jean Racine, Op. cit., p. 174.
[21] Racine, éd. Forestier, éd. cit., p. 125.
[22] Ibid., p. 191.
[23] Ibid.
[24] Ibid. p. 298.
[25] Ibid., note 3, p. 297.