Les titres d’œuvres d’art : bilan historiographique
- Marianne Jakobi
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Ces questionnements sur le rôle du titre dans la poésie visuelle prennent une dimension particulière au sein d’un autre contexte culturel : l’Espagne, à travers les siècles d’une part, avec une approche historique de la littérature espagnole par les titres ; dans une période plus récente d’autre part, en interrogeant le statut textuel et paratextuel du titre dans les pratiques iconopoétiques. Des lignes de force apparaissent dans les pratiques d’intitulation en Espagne depuis le Moyen Age, un parcours diachronique qui permet de comprendre les jeux d’intertextualité opérés par les « modernes », depuis le XIXe siècle jusqu’à nos jours, détournant les titres longs, descriptifs ou pompeux de leurs prédécesseurs dans un geste de réappropriation entre hommage et pastiche. Des pratiques qui peuvent se révéler politiques en période d’oppression et de censure, comme à l’époque franquiste, où les poètes, pour être entendus en dépit de la contrainte, usaient volontiers du titre, ironique et porteur de significations multiples, comme outil de contestation.
Quant aux poètes plasticiens de la seconde moitié du XXe siècle, comme chez Mallarmé et Dotremont, mais aussi dans la tradition calligrammatique, le titre devient matière même de l’œuvre, mettant en échec le rôle traditionnel de désignation qui lui est associé. La construction d’un espace plastique favorise sans doute ces déplacements du titre et l’abolition de la frontière entre texte et paratexte. S’élabore ainsi un nouvel espace, instable et éphémère, dont le titre constitue un élément mobile, au statut à la fois incertain et producteur de sens « en mouvement ».
Un troisième axe d’analyse est centré sur les expérimentations sans précédents des artistes Dada et surréalistes. La pratique duchampienne du titre prolonge un certain héritage symboliste (Laforgue Verlaine, Gourmont) autant qu’elles annoncent les expériences dadaïstes et les préoccupations surréalistes. L’importance des sources littéraires est décisive dans le travail du titre chez Marcel Duchamp (1887-1968) – notamment la lecture des œuvres de Roussel et de Brisset – et la méfiance de l’artiste vis-à-vis de la dimension communicationnelle du langage. D’où une pratique subversive du titre, marquée par le leurre, les faux-aiguillages, la décontextualisation et la dissociation, et un goût prononcé pour l’aspect matériel – « matiérel » – du signifiant.
« Invisible », la couleur apportée à l’œuvre par le titre ouvre un espace mental et proprement poétique. Mais le rapport que l’artiste entretint avec la langue, et par là même avec le processus d’intitulation, se déploie aussi sous le sceau de l’ambivalence, une ambivalence que l’on peut restituer à la pratique de l’artiste en proposant en (re)lecture conjointe des titres et des œuvres à la lumière de ses écrits et de ses propos, resitués dans leur contexte biographique et esthétique. Des dessins d’humour publiés dans Le Rire et Le Courrier français entre 1907 et 1910, en passant par les premiers grands tableaux, jusqu’aux ready-made, les titres duchampiens, hors de tout système préconçu, témoignent d’une recherche, entre refus, indécision et multiplication, contre le processus de détermination.
L’ouverture récente du Musée Magritte à Bruxelles a en outre permis de reconsidérer l’importance des écrits de Magritte (lettre, tract, interview, aphorisme, scénario, écriture collective, etc.) et des documents de travail (agenda, carnet d’atelier, carnet de voyage, album de croquis, portfolio, liasse de brouillon, etc.) dans la genèse de ses œuvres et des titres qui leur sont associés. Ne peut-on pas voir dans la correspondance de Magritte les archives d’un espace créatif propice à l’élaboration des titres par le jeu d’un dialogue avec des écrivains ? Aux missives dans lesquelles fourmillent croquis et esquisses de travaux en cours répondent en effet souvent des titres suggérés par ses correspondants. Penser le lien de Magritte au processus d’écriture implique une enquête sur les pratiques collectives du titrage, auxquelles contribuèrent ses amis écrivains et poètes comme Louis Scutenaire, Marcel Lecomte, Paul Nougé, Paul Colinet ou encore E.L.T. Mesens. Mais la littérature est aussi pour l’artiste une bibliothèque d’images mentales où se croisent Stevenson, Conrad, Jules Verne, Verhaeren, Maeterlinck, Lautréamont et Mallarmé. Une culture livresque productive, que ces archives permettent aussi de documenter. Le fonds du musée offre également l’occasion d’approfondir la véritable réflexion sur l’intitulation menée par Magritte.
Mais qu’est-ce qu’au fond un titre surréaliste ? Le cas de l’artiste surréaliste chilien, Roberto Sebastián Matta Echaurren, dit Matta (1911-2002), permet de réévaluer l’importance du secret, du mythe et du symbole. A partir de l’analyse d’une œuvre présentée lors de l’exposition War and the Artist à New York en 1943, on peut voir surgir les philosophies mystiques, la magie et l’ésotérisme qui fascinent Matta pendant ces années de guerre. Mais au-delà du mysticisme et de la dimension prométhéenne de l’artiste, ce titre pose le problème de l’opposition au christianisme, de l’allégeance à un monde ténébreux et à l’union des contraires. Cette volonté de créer une énigme par la présence du titre est aussi au cœur de la démarche de Magritte qui se situe dans le sillage de Breton par l’importance qu’il accorde au langage en général et aux titres au particulier : l’écart entre le titre et l’image provoque à la fois le dévoilement, le mystère, l’équivoque et le dépaysement. Le titre des peintures de Magritte vient renforcer l’effet d’énigme en accentuant la perplexité et la stupeur tandis que les titres de ses films reposent davantage sur l’humour et le non-sens. Les modalités complexes des relations entre titre et énigme en soulignant que le lien entre le titre et la toile est trop souvent envisagé sous l’angle de la dénomination, de la substitution ou de l’altération. L’approche linguistique permet de mettre en valeur la spécificité des titres de Magritte, ce qui les distingue de légendes ou d’étiquettes par la volonté du peintre de se libérer de cette dimension explicative. Une autre particularité des titres de Magritte relève de la dimension poétique de ces énoncés que le peintre métamorphose en énigmes.
Un quatrième ensemble réunit une série d’études qui portent sur l’articulation entre titres et inventions langagières dans l’après-guerre. Dans l’œuvre d’un peintre-poète comme Camille Bryen (1907-1977), la circulation entre œuvres plastique et littéraire est intense et les transferts entre matériaux textuels fréquents : ainsi les titres des œuvres plastiques trouvent-ils souvent leur origine dans les poèmes de l’artiste, qu’ils prolongent à leur manière, participant de cette mise en mouvement et de cette circulation du sens au sein d’un espace artistique total. Dans ce contexte d’après-guerre sur lequel se détache le parcours de Bryen, le lettrisme a également contribué à faire évoluer « la fabrique du titre » en élaborant, à partir de vocables étranges – « amplique », « ciselant », « hypergraphie » – son propre vocabulaire conceptuel, autant de notions qui servent souvent de titres génériques aux œuvres produites. Ce faisant, les tenants du lettrisme créent simultanément les œuvres, leur description et leur histoire tout en reprenant à nouveaux frais un questionnement rétrospectif sur l’histoire de l’art, réinterprétée à la lumière de ces nouveaux concepts. Du côté de la figuration, dans l’art narratif d’un Jean Le Gac (1936°) ou d’un Gérard Schlosser (1931°), les titres, en dépit de leur apparente lisibilité, s’inscrivent dans un dispositif textuel complexe conduisant à l’élaboration d’un récit, où le spectateur a un rôle actif à jouer. Ils participent en effet à l’élucidation d’une énigme savamment orchestrée (Le Gac) ou à la construction d’un dialogue en apparence banal qui accompagne l’œuvre sans en livrer la clé (Schlosser). Ces titres racontent une histoire, ils font parler la peinture, mais d’une voix au statut souvent indécidable, celle d’un double autofictionnel pour l’un, celle d’un fragment arraché au discours commun, anonyme, pour l’autre. Faussement évidente, la rencontre entre le titre et l’image fait naître un espace d’indétermination, porteur d’ambiguïté et de dissonance.
Enfin un dernier axe d’analyse du titre à l’épreuve du temps porte d’une part sur l’intitulation aux Etats-Unis dans les années 1960 et 1970 et, d’autre part, sur la pratique d’intitulation actuelle en France. Au tournant des années 1960, les intitulés jouent un rôle majeur dans la conception et les moyens de fabrication des œuvres, mais aussi des pratiques d’atelier outre-Atlantique au moment de l’apparition du phénomène des artistes « post-studio » comme Frank Stella, Andy Warhol, Claes Oldenburg et Donald Judd. Aborder la pratique des titres de ces jeunes artistes qui occupent la scène artistique new-yorkaise à cette période permet de réévaluer l’idée d’une « réaction de la jeune génération envers le pathos et les associations littéraires propres à l’expressionnisme abstrait, et schématisée en un antagonisme entre austérité minimaliste et caractère "kitsch" du pop art ».
Dans le cadre de certaines démarches d’artistes dits conceptuels, les titres ont-ils besoin d’images, le titre ne pourrait-il pas se suffire à lui-même ? La question du titre intervient ici dans le cadre d’un collectif : Art & Language résulte en effet d’un regroupement d’artistes (Terry Atkinson, Michael Baldwin, Harold Hurrell et David Bainbridge) qui décident d’opter pour la création d’une association. Cette expérience de titrage dans un cadre collectif de création suscite une réflexion sur le titre de l’œuvre et le titre générique de la série, et surtout sur les métamorphoses des titres lors des expositions depuis les années 2000. La présence du texte à travers le titre se joue dans ce qui semble être son contraire. Avec l’apparition du titre Sans titre, au XXe siècle, s’est affirmée une volonté de ses débarrasser d’un possible de l’interprétation. Cette forme singulière perdure dans l’art d’aujourd’hui, ou l’absence de titre-comme, à l’inverse, sa présence, opère comme marque d’appartenance, manière de ses positionner dans la postmodernité. D’autres formes sont venues s’ajouter, titres sériels ou systèmes variés de numérotation qui, s’ils ne se constituent pas de textes à proprement parler, font néanmoins sens comme dans le travail de Pierre-Marc de Biasi. Le titre comme temps comptable inscrit alors l’œuvre dans une durée, dans une temporalité. Les formes contemporaines du titre ne se résument donc pas à une simple absence de titre mais constituent autant de stratégies pour éclairer de manière nouvelle les œuvres, et leur rapport au langage.
L’ensemble de ces travaux a initié un véritable renouvellement dans l’approche de cette problématique en histoire de l’art : le titre comme processus. Il reste cependant beaucoup à faire et pour la majorité des corpus modernes et contemporains, la question du titre reste encore très mal connue, notamment pour ce qui concerne la relation à la création des œuvres et à leur réception.
[7] Suzanne refuse de prononcer ses vœux… La religieuse de Diderot ou la scène comme révolte, dans. La Scène de roman, Op. cit., pp. 99-123 et Saint Preux dans la montagne… Le transport rousseauiste, Ibid. pp. 124-156.
[8] Le sujet est abordé pp. 95-98, mais de manière très générale et sans véritable conséquence sur la problématique.
[9] C’est ce que je me suis attaché à mettre en valeur dans mon étude sur les illustrations de la fiction libertine du XVIIIe siècle dans la continuité de l’invention «pornographique » texte/image, depuis la grande peinture italienne du début du Seicento (voir ma « Notice sur les gravures libertines » dans Romanciers libertins du XVIIIe siècle, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », pp. LXIII à XCIV).