Les titres d’œuvres d’art : bilan historiographique
- Marianne Jakobi
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      Cette étude monographique est à l’origine du séminaire de recherche ITEM-CNRS qui s’est consacré, entre 2008 et 2009, à l’analyse de corpus tels que ceux de Courbet, Manet, Gauguin, Rodin, Miró, Masson, Alechinsky, Twombly, Bourgeois et Pane, mais aussi sur des traitements transversaux de la question comme l’approche théorique du problème ou sa dimension institutionnelle [22]. Qu’est-ce que nommer une œuvre ? En quoi le fait de donner un titre modifie le geste créateur, selon quel processus ? Jusqu’à quel point les mots conduisent-ils à transformer les formes ? De quelle manière la technique du créateur, ses partis pris formels, son usage des couleurs, des lignes agissent-ils sur ce travail de verbalisation qui constitue un des moments conceptuels de l’œuvre ? Conformément à la méthodologie génétique qui a encadré cette recherche collective, la plupart des contributions de ce volume ont envisagé la question du titre en partant des archives personnelles des artistes (notes de travail, carnets, correspondances, textes théoriques, etc.) lorsqu’elles existent, mais aussi en étudiant le contexte institutionnel dans lequel le titre trouve son rôle actif et prolonge la genèse de l’œuvre en agissant sur un public : discours, manifestes, tracts, salons, expositions, critique d’art, catalogues de vente, inventaires raisonnés, etc. Un premier axe de réflexion a cherché à construire le champ conceptuel et génétique de la question, dans une réflexion de grande amplitude historique, depuis ce qui pourrait constituer son « archéologie » jusqu’au moment où le titre devient un objet constitué aux XIXe et XXe siècles. Cette mise en perspective théorique du titre repensé comme invention fait ensuite l’objet d’une investigation qui reformule le problème en termes historiques, en commençant par la période moderne. Le deuxième grand moment de cette analyse du titre était consacré aux stratégies de la dénomination, quant au troisième, il était centré plus précisément sur l’art des XXe et XXIe siècles. A travers ces trois axes d’investigation – la genèse et les métamorphoses du titre, les stratégies de la dénomination et les relations entre l’intitulation et le processus créatif – le but consistait à poser les bases d’une réflexion théorique globale sur l’intitulation dans les domaines de la peinture, des arts graphiques, de la sculpture, de la photographie, des actions et des performances. Le projet de l’enquête impliquait une recherche de grande amplitude. La question du titre a été envisagée de la Renaissance aux aspects les plus contemporains de la création artistique, et sous toutes ses formes, qu’il s’agisse d’intitulés personnels des artistes, de titres d’ateliers, de qualifications de circonstance, de dénominations fictives, ou même de « sans-titre ».
      C’est dans ce cadre théorique que se sont développées des travaux sur l’histoire de l’intitulation dans le cadre d’une Habilitation à diriger les recherches en 2012. La génétique du titre permet notamment de mieux comprendre ce moment décisif où la pratique d’intitulation, jusqu’alors extérieure au processus de création, se voit investie par les artistes : relégué pendant longtemps à un rôle institutionnel et instrumental, le titre participe au processus d’autonomisation de l’art. Ce basculement dans l’histoire de l’intitulation apparaît avec des artistes comme Paul Signac ou Paul Gauguin qui se saisissent de l’écriture pour s’émanciper des écrivains et des critiques mais surtout pour explorer cet autre système de signes à des fins artistiques [23].
      Avec Gauguin, le geste de dénomination s’intériorise en faisant passer le titre de l’œuvre de l’extériorité publique d’une simple présentation de l’objet à l’évocation d’un milieu plus intérieur qui peut être l’espace de l’atelier et/ou l’expérience créative sur le terrain. L’artiste a la singularité d’explorer les conséquences de cette transformation en radicalisant dans cet espace ouvert par l’intervention du titre sa propre expérience des tropiques. L’écriture des titres constitue, pour Gauguin, une médiation entre sa découverte de l’ailleurs et sa pratique picturale. On lui doit donc cette innovation : le titre devient une expérience d’autant plus marquante qu’elle est l’expérience des confins. Titrer une œuvre dans une langue étrangère présuppose en effet la découverte in situ de cette forme d’altérité. L’œuvre de Gauguin a été reconsidérée dans un de ses aspects les plus novateurs : la picturalité du titre et son renversement en énigme.
      En revanche, c’est à Signac que revient une autre découverte : l’expérimentation systématique de la numérotation de ses peintures nommées Opus. Son innovation résulte d’une volonté de nommer le principe de sérialité dans les titres en transposant dans le domaine artistique la série et le modèle musical. Avec ses titres d’opus, Signac remet en question la fonction narrative de la peinture et plus largement le lien à la littérature. Signac est un cas passionnant pour comprendre ce phénomène d’invention du titre de peintre : son goût de l’archivage des titres, son expérimentation rigoureuse du titre sériel (variation sur un même thème) grâce à la médiation musicale (de l’Opus n°1 à l’Opus n°243), sa réflexion sur les possibilités de peindre une œuvre anarchiste qui l’amène au constat d’une indépendance face à l’histoire. Bref, les titres de Signac annoncent le Sans titre.
      En 2012-2013, l’ambition de traiter le titre comme un véritable objet théorique a connu une ampleur nouvelle dans le cadre d’une enquête collective qui a abouti à la publication de l’ouvrage Ceci n’est pas un titre. Les artistes et l’intitulation [24]. Dans le prolongement de la réévaluation proposée des rapports entre Magritte et le surréalisme, la question du titre a donc été étendue à une enquête interdisciplinaire, allant du symbolisme à l’époque contemporaine. Il s’agissait de donner une profondeur de champ à la question des relations entre écriture, peinture et musique par les « traces » de la création des titres dans une mise en perspective comparatiste entre les arts.
      Un premier axe de réflexion a été consacré à la question du titre au tournant du siècle à partir des relations entre musique, littérature et peinture. A la période symboliste, c’est la musique, art suggestif par excellence, qui donne le ton et permet aux peintres comme aux écrivains de s’arracher à ce que Mallarmé nomme l’ « universel reportage » pour étendre et bouleverser le pouvoir du signifiant. Les peintres, tel Whistler (1834-1903), y saisissent l’occasion de se libérer de la tyrannie du langage et du devoir, pour la peinture, de représenter un « sujet » et de délivrer un message. Les titres de Whistler, souvent perçus comme du dandysme ou de la coquetterie par les contemporains de l’artiste, révèlent au contraire une position forte, l’affirmation d’une indépendance vis-à-vis de la nature autant que de la critique. Car pour un peintre qui, comme Whistler, prend à bras-le-corps le discours sur son œuvre, contestant aux critiques leur monopole dans un dialogue nourri (notamment par voie de presse), l’intitulation, fruit d’une pensée profondément concertée, se révèle également stratégie de communication et défi lancé à l’interprétation. Le retentissant procès qui opposera Whistler à Ruskin en 1878 en témoigne : par-delà la discussion sur son prix et son manque de fini, le tableau devait aussi susciter la polémique par son titre : Nocturne in Black and Gold : The Falling Rocket, le sous-titre « rassurant » interpellant le critique qui ne voyait dans l’œuvre qu’un « pot de couleur jeté à la face du public ».
      Si les peintres misent volontiers sur la musique pour évoquer le processus plastique et ouvrir l’éventail des interprétations, un compositeur tel qu’Erik Satie (1866-1925) use volontiers du langage pour créer des décalages et des effets de sens inattendus par le recours à des titres ou des didascalies désopilantes. Satie joue ainsi sur la ligne de partage entre sérieux et comique, mystique et ironie, dans le prolongement des créations paradoxales du Cabaret du Chat Noir, dont il était familier. Le titre va jusqu’à se décliner dans le corps de la pièce musicale pour se combiner étroitement avec la musique au point de devenir consubstantiel à l’œuvre, renouvelant ainsi le rôle du mot au sein même de la partition. Dans cette perspective, celle-ci devient aussi un espace d’expression textuelle, voire graphique, où le compositeur use avec soin d’encres colorées et d’une calligraphie maîtrisée, sollicitant à l’occasion le concours d’artistes plasticiens, comme ce fut le cas pour Sports et Divertissements.
      Un parcours à travers les titres à l’époque symboliste ne saurait ignorer le cas de Mallarmé (1842-1898) et de son célèbre Coup de Dés, qui n’est pas sans évoquer la partition ou le support plastique. Bouleversant la hiérarchie de la page en jouant sur la typographie, les changements d’échelle, la pliure, Mallarmé révolutionne aussi la place du titre, qui devient pour ainsi dire l’œuvre même. La subversion de la place du titre participe ainsi pleinement du projet poétique et politique de Mallarmé, qui, au risque de l’illisibilité, invite le lecteur à lire autrement. Le poème se déploie, affirme l’écrivain, « autour des arrêts fragmentaires d’une phrase capitale dès le titre introduite », dans une tension entre le Livre, idéal du poète, et la publicité, repoussoir du plus haut langage mais dont il n’ignorait pas l’usage renouvelé de la typographie et le recours aux tensions graphiques. Ce texte capital, dans tous les sens du terme, annonce et innerve les expériences poétiques du XXe siècle sur les titres et les poèmes visuels.
      Dans la continuité des expériences mallarméennes, le deuxième grand moment de la réflexion porte sur la place singulière, et parfois paradoxale, du titre dans la poésie visuelle. Le poète belge Christian Dotremont (1922-1979) a toujours porté une attention particulière aux titres de ses œuvres, qu’elles soient théoriques ou poétiques. S’y lit un goût pour le jeu de mots, l’énigme, les langues et la matérialité du langage, qu’il explorera aussi dans des œuvres à la fois plastiques et poétiques : les logogrammes. Ces derniers, véritables défis à la lisibilité, sont titrés comme des tableaux, sauf que les titres, au statut particulièrement ambigu, sont en même temps tout ou partie du texte. Ils désignent et « transcrivent » à la fois l’œuvre, la rendant accessible au lecteur-spectateur. Déroulant un texte, à lire et à voir, ils constituent aussi des balises qui scandent la biographie du poète, ses voyages, ses rencontres et ses collaborations.

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[22] P.-M. de Biasi, M. Jakobi et S. le Men (dir.), La Fabrique du titre. Nommer les œuvres d’art, Op. cit. Christian Michel a choisi de consacrer à cette question une série de cours au Collège de France, « Le titre du tableau », La Lettre du Collège de France, 31 juin 2011 (consulté le 4 juillet 2016).
[23] M. Jakobi, Habilitation à diriger les recherches en histoire de l’art, Archives de la création et titrologie : l’œuvre de Dubuffet comme processus (synthèse) et L’Invention du titre de peintre au XIXe siècle (inédit), soutenance le 29 novembre 2012, Université Paris Ouest Nanterre La Défense, sous la direction de Ségolène Le Men. Voir M. Jakobi, Gauguin-Signac. La genèse du titre contemporain, Paris, CNRS Editions, 2015.
[24] Les contributions au colloque international Pouvoirs du titre. Genèse et enjeux de l’intitulation artistique à l’époque contemporaine (XIXe-XXIe siècles), qui a eu lieu au musée Magritte et aux Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique à Bruxelles les 11 et 12 mai 2012 et à l’ESACM de Clermont-Ferrant les 11 et 12 mars 2013, sont à l’origine de cet ouvrage. Ce colloque est le fruit de la collaboration entre le Centre « Espaces et Cultures » (CHEC) de l’université Blaise Pascal de Clermont-Ferrand, l’Ecole Supérieure d’Art de Clermont Métropole (l’ESACM) et l’Université libre de Bruxelles (ULB), en partenariat avec l’équipe « Histoire de l’art, processus de création et genèse de l’œuvre » de l’ITEM (CNRS-ENS) et l’Institut Universitaire de France (IUF).