Le Daily-Bul, édition d’artiste(s)
- Frédérique Martin-Scherrer
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Dans la plupart des numéros de la revue figurent également des mini-récits surréalisants, des micro-essais faussement sérieux, des forgeries et pastiches, ou bien encore des pseudo-biographies d’artistes et d’écrivains qui s’échelonnent d’une livraison à l’autre et seront ultérieurement réunies sous le titre « Petit Panthéon national et illustré des auteurs » (fig. 12 ), signées Ernest Pirotte, un Pécuchet qui sert de masque à Pol Bury pour des écrits faussement savants ; voici la notice présentant René de Obaldia :
Peintre, il fut l’inventeur de la peinture carrée, dans ses parties et dans son tout.
Ayant quitté, sans le moindre mal, l’adolescence, il s’astreignit à une œuvre de grand souffle : parfaire le cercle.
S’il y parvint, ce fut au détriment de son intégrité et tout chez lui se réduisit à la ligne droite.
Ebloui un jour par un blanc qu’il venait d’inventer, il se cogna à une verticale, perdit pied et pinceaux. Sur le plancher, on ne retrouva plus de lui qu’une grande tache brune [16].
Une « définition » ouvre chacune de ces « biographies » : ainsi apprend-on qu’André Breton est un « Héros de la guerre 14-18 », Achille Chavée un « Plombier de grande valeur », Pierre Alechinsky un « Mystique » cité en exemple pour « l’indélébilité de ses mœurs », Roland Topor un « Quidam du genre neutre », Jean Paulhan une « Sorte de zozo juteux » connu pour avoir « mis au point de croix l’indicatif présent grâce à de brillants à peu près », etc. Chaque notice est accompagnée d’un portrait gravé emprunté sans tenir compte de l’époque ni du sexe à un vieux volume du Petit Larousse illustré [17].
En ce qui concerne les illustrations, elles sont généralement détournées de diverses sources : placards publicitaires, dictionnaires, anciens catalogues de vente d’objets ménagers, journaux quotidiens, etc. On y trouve aussi des dessins originaux d’artistes ou des bandes dessinées d’Achille Campenaire, pseudonyme que Pol Bury réserve exclusivement à ce genre de contribution (fig. 13).
Chaque exemplaire du Daily-Bul est un objet de création, de fabrication artisanale, imprimé à l’aide d’une vieille presse de récupération : la typographie fait montre d’une grande inventivité. Les cinq ou six premiers numéros, dont la parution, très régulière, se distribue entre 1957 et 1958, présentent une relative unité de format et d’aspect (fig. 14 ) : les contributions sont assurées par les deux rédacteurs en chef et par quelques amis proches (Havrenne, Colinet, Koenig, Noiret, Munari, Alechinsky, les frères Picqueray…) et les illustrations se limitent à des petites vignettes de récupération sans lien apparent avec le contenu. Par la suite, le format et la composition de la revue changent à chaque numéro. Dès le numéro 6, c’est une explosion d’inventivité : la couverture, coupée dans le sens de la hauteur, laisse apparaître le titre, « T’as le bonjour d’Aristarque », imprimé en rouge sur une page de journal repliée ; les pages suivantes, sur papier rose ou crème, sont de diverses largeurs, les unes repliées pour les accorder à la largeur de la revue, les autres, plus étroites, laissant voir les pages précédentes ou suivantes (fig. 15 ). Parmi les articles d’esprit parodique, signés d’initiales de fantaisie mais largement dus aux plumes d’André Balthazar et de Pol Bury, figure un article sérieux (pour une fois) de Christian Dotremont. Si ce numéro est, comme les précédents, illustré de motifs d’emprunt, il comporte néanmoins, imprimé en troisième de couverture, un dessin original de Steinberg. Le n°7, dont tous les exemplaires, rehaussés manuellement d’interventions à la gouache, sont uniques (fig. 16), est un ouvrage très typographique où l’on voit, présentées dans tous les sens, des onomatopées ou interjections attribuées à des personnalités célèbres. Le numéro 9 de juillet 1963 (fig. 17), « Le nouveau réalisme dépasse-t-il la fiction ? », comporte des collages originaux et un dessin inédit de Maurice Henry. Un papier d’emballage coloré qui recouvrait les rouleaux de papier hygiénique « Belgica », ainsi qu’une carte postale percée de deux trous pour « mesurer » la Belgique, accompagnent les exemplaires du numéro 10 de mai 1964 (fig. 18), « Essai d’analyse stéthoscopique du continent belge », illustré par Pol Bury, Reinhoud, Lourdès Castro, Jan Voss et Gianni Bertini. Tout autre est le numéro 11 (fig. 19), « Minuit 25 centimes » (1974 [18]), qui consiste en une affiche (60 x 90 cm) imitant une première page de journal, composée et illustrée par Pol Bury, pliée et glissée dans une enveloppe au format 24 x 31 cm. Quant au numéro 12 (novembre 1968), c’est un épais volume broché qui s’ouvre verticalement comme un bloc sténo, sous couverture imprimée rouge et noir : « Qui êtres-vous ? / Who are you ? » (fig. 20) Dans cet ouvrage se trouvent présentées en pleine page, sous forme de textes et/ou de dessins, les réponses de 84 artistes [19] à la question posée par le titre. Chacun, flairant le piège, a tenté de l’esquiver à sa manière, le plus souvent par l’humour : ce numéro très graphique est particulièrement passionnant à feuilleter.
Mais le Daily-Bul n’existe pas que sous la forme d’un imprimé. Le numéro 8 (fig. 21), « Dagblegt Bull », a été réalisé en 1961 par Diter Rot : il s’agit là d’un de ses tout premiers livres d’artiste, produit en nombre restreint d’exemplaires – et l’on imagine bien que ces derniers sont absolument introuvables aujourd’hui ; un petit volume carré (3,3 x 3,6 cm), dont les pages reliées proviennent de journaux découpés, est enveloppé dans une bande de papier formant couverture, où est imprimée une citation de Pierre Loti ; ce « flipbook » est contenu dans une double boîte en carton blanche et noire sur laquelle figure une étiquette contrecollée présentant le titre et le numéro de la revue. Plus petit encore est le format du n°13 (fig. 22 ), intitulé par antiphrase « Megalomaniac issue » (mars 1967), qui consiste en un badge de 3,2 cm de diamètre sur lequel l’inscription « Le Daily-Bul » se détache en noir sur fond jaune ; le badge est logé dans une petite enveloppe en papier kraft, elle-même encastrée dans une plaque de polystyrène expansé, le tout étant présenté sous couverture imprimée en quadrichromie.
Le numéro 12 dont il a été question plus haut réunit des réponses à une enquête : plusieurs publications du Daily-Bul – livres ou catalogues d’exposition – relèvent du même genre, en particulier Autotombes – Ici reposent (fig. 23 ), superbe ouvrage dans lequel 103 artistes et écrivains décrivent ou dessinent leur dernière demeure (d’Alechinsky à Zao Wou-Ki, en passant par Hergé, Ionesco, Norge, Scutenaire, Tardieu, Titus Carmel, etc.), ou encore D’un art Bul à l’autre qui réunit 134 réponses à la double question : « Quelle est, à vos yeux, l’œuvre d’art la plus niaise ? Quelle est, à vos yeux, l’œuvre d’art la moins niaise ? » En 1946, Magritte avait déjà publié les 67 réponses à une enquête demandant ce que l’on aimait ou détestait le plus, type d’enquête que l’on retrouvera en 1952 dans sa revue La Carte d’après nature concernant l’idée que l’on se fait de la poésie ; les diverses enquêtes menées plus tard par le Daily-Bul peuvent être considérées comme relevant de cette tradition, sauf que les questions posées sont plus inattendues et subtilement déstabilisantes.
[16] L’ensemble de ces notices a été repris et complété dans Le petit Panthéon, La Louvière, Le Daily-Bul / Bolinne-Harlue, La Maison d’à côté, 2003. Ces notices sont signées Ernest Pirotte, pseudonyme de Pol Bury.
[17] Il existe une version du « Petit Panthéon » illustrée de dessins de Jan Voss, dans le Daily-Bul n° 10, mai 1964.
[18] Le désordre chronologique n’est pas pour déplaire au Daily-Bul…
[19] Pierre Alechinsky, Alleyn, David Antin, Enrico Baj, Balduin Baas, André Balthazar, Serge Béguier, Ben, René Bertholo, Gianni Bertini, André Blavier, George Brecht, Robert Breer, Emile Brown, Mark Brusse, Pol Bury, John Cage, Nicolas Calas, Antonio Calderara, Lourdes Castro, Achille Chavée, Christo, Philip Corner, Jacqueline de Jong, Lucio Del Pezzo, Paul de Lussanet, Jim Dine, Duvillier, Jean Dypreau, Suzy Embo, D. G. Emmerich, Erró, Yolande Fièvre, Robert Filliou, Folon, Gamarra, Karl Gerstner, P. A. Gette, John Giorno, Ezio Gribaudo, Hannelore, Bernard Heidsieck, Maurice Henry, Dick Higgins, Scott Hyde, Dorothy Iannone, Kalinowski, Alison Knowles, Théodore Koenig, Tetsumi Kudo, Elif Koman, Iris Lezak, Maglione, Marcos, Marie Laure, André Martel, Graziela Martinez, Messagier, Christopher Middleton, Monory, Nam June Paik, Meret Oppenheim, Edouard Pillet, M. et G. Piqueray, Jean Raine, Reinhoud, Diter Rot, Rotella, Sabine, Takako Saito, Ronald Searle, Antonio Segui, Daniel Spoerri, Tabuchi, Hervé Télémaque, Roland Topor, James Upham, Jan Voss, Tom Wasmuth, Emmet Williams, Dadi Wirz.