Le Daily-Bul, édition d’artiste(s)
- Frédérique Martin-Scherrer
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Fig. 1. P. Bury, Le Centre (Hainaut), 1950
En mars 1957, paraît le premier numéro du Daily-Bul, qui précède de quelques années le début des éditions du même nom, le tout – revue, livres, estampes, tracts, affiches, objets – pouvant être considéré comme un avatar irrévérencieux du surréalisme belge. Quatorze numéros du Daily-Bul s’échelonneront de 1957 à 1983 ; parallèlement, outre les treize ouvrages édités sous l’enseigne des éditions de Montbliart (1955-1967), plus de trois cents livres seront publiés par Le Daily-Bul de 1959 à aujourd’hui. Lieu de l’édition : La Louvière, petite ville minière assez laide et assez triste du Hainaut, que rattache à Bruxelles une ligne de chemin de fer dont les nombreux arrêts desservent d’autres bourgades de cette plaine industrielle, vouée aux charbonnages et aux faïenceries (fig. 1).
Et pourtant, cette Louvière-là, si peu faite apparemment pour être un haut lieu littéraire, fut un centre important du surréalisme en Belgique. En témoignent aujourd’hui des institutions de conservation et d’exposition tels que le Musée Ianchelevici, le Centre de la Gravure et de l’Image imprimée et, plus récemment, le Centre Daily-Bul & C°, tous implantés à La Louvière et très actifs dans leurs actions de mise en valeur des importantes collections d’œuvres plastiques, d’objets, de livres et de documents que le surréalisme a laissés dans son sillage.
Sait-on que c’est à La Louvière que fut présentée, en 1935, la première exposition internationale du surréalisme hors d’une capitale ? Il n’y en avait guère eu qu’une ou deux auparavant, la première à la Galerie Pierre à Paris en 1924, l’année du Manifeste de Breton, et la deuxième à Bruxelles en 1934, intitulée Minotaure en relation avec la revue d’Emmanuel Tériade et d’Albert Skira, exposition qui d’ailleurs n’était que partiellement consacrée à des œuvres d’artistes surréalistes. Celle de La Louvière, qui précédait d’une année la célèbre International Surrealist Exhibition de Londres à La New Burlington Gallery de 1936, présenta, dans une salle communale glaciale et dégradée, sous les sarcasmes d’un public déconcerté, les œuvres d’artistes dont le choix étonne aujourd’hui par sa pertinence et sa qualité : Hans Arp, Victor Brauner, Giorgio de Chirico, Salvador Dali, Max Ernst, Paul Klee, Dora Maar, René Magritte, Joan Miró, Man Ray, Max Servais, Yves Tanguy, et E. L. T. Mesens, l’organisateur de l’exposition. Ce dernier, un surréaliste de la première heure qui avait créé dès 1925 avec René Magritte les revues Œsophage et Marie, était venu de Bruxelles à la demande du groupe révolutionnaire Rupture fondé par Achille Chavée avec André Lorent, Albert Ludé et Marcel Parfondry. Fernand Dumont, entré tout récemment dans le groupe, avait en effet favorisé un rapprochement avec les surréalistes Bruxellois, qui comprenaient dans leurs rangs René Magritte, E.L.T. Mesens, Marcel Havrenne, Louis Scutenaire, André Souris, Paul Nougé, Irène Harmoir, Paul Colinet, Raoul Ubac et Marcel Marïen. C’est dans la foulée de l’exposition de La Louvière que Rupture fit paraître l’unique numéro de la revue Mauvais temps (fig. 2), dans laquelle le groupe manifestait, à travers la volonté de fusionner politique et poésie, son adhésion officielle au surréalisme.
Le départ d’Achille Chavée en guerre d’Espagne dans les Brigades internationales devait interrompre la suite de cette publication. Lorsqu’il revient en 1937, le groupe connaît des tensions politiques telles que Rupture se dissout l’année suivante. Un tout jeune homme, alors inscrit à l’Académie de Mons, aura tout juste le temps de participer aux dernières réunions de Rupture ; il se nomme Pol Bury, il a seize ans, et il vient de faire une rencontre essentielle dans sa vie : celle d’Achille Chavée.
Fasciné par ce personnage original et subversif qui bouscule toutes ses idées reçues, le jeune Bury se jette dans de nouvelles lectures et, entre groupes bruxellois et hennuyer, « fait ses classes » tant en politique qu’en littérature et poésie. Attirées également du côté du surréalisme, ses premières peintures révèlent l’influence de Magritte et de Tanguy. La guerre cependant va mettre fin à tout ce monde de discussions littéraires passionnées, de querelles politiques enflammées et de créativité bouillonnante : écrivains et artistes se dispersent, Achille Chavée part en clandestinité, Fernand Dumond est déporté, Pol Bury s’engage dans le maquis des Ardennes…
Après la guerre, les activités surréalistes reprennent : Achille Chavée convoque une réunion des groupes de Bruxelles et du Hainaut, augmentés de Robert Willems, Marcel Broodthaers, Paul Bourgoignie et Christian Dotremont – Fernand Dumont, mort à Bergen-Belsen, manque à l’appel. Au même moment a lieu l’Exposition internationale du surréalisme à Bruxelles à la galerie des éditions La Boétie. Mais dès 1946 se produisent divisions et subdivisions entre groupes surréalistes, qu’ils soient de Belgique ou de France. Christian Dotremont fonde avec Noël Arnaud le Surréalisme révolutionnaire – schisme avec Breton – anathèmes du PC – rupture entre Bruxelles et le Hainaut où Chavée fonde Haute Nuit, un groupe très régionaliste – sans compter mille autres dissensions qu’il faut suivre à la loupe, en particulier dans les signatures des tracts et contre-tracts publiés à cette époque… Bref : en 1948, avec CoBrA, Christion Dotremont cherche une autre voie, capable de rassembler en Europe des groupes préexistants tout en créant du nouveau ; Pol Bury, qui a déjà pris ses distances avec ses deux « pères », Achille Chavée et René Magritte, ne tarde pas à rejoindre les fondateurs – Christian Dotremont, Asger Jorn, Karel Appel, Joseph Noiret, Corneille – en compagnie de Pierre Alechinsky, Reinhoud, Serge Vandercam et Raoul Ubac (fig. 3).
Pol Bury à l’époque complète les maigres revenus de sa peinture avec ceux (non moins maigres d’ailleurs) d’une librairie qu’il a ouverte au 19 rue Kéramis à La Louvière. Quelques années plus tard, ce « 19 rue Kéramis » sera l’adresse des éditions de Montbliart, puis du Daily-Bul. Les nombreux amis que Pol Bury a rencontrés dans les groupes surréalistes du Hainaut, de Bruxelles et de Paris, mais aussi les divers artistes qu’il fréquente depuis qu’il s’est détourné du surréalisme, tout ce petit monde très averti pousse la porte de la librairie de la Fontaine (pas le fabuliste, mais une simple fontaine sise juste en face). Le chaland malgré tout n’est pas très fréquent dans une petite ville telle que La Louvière, et Pol Bury lit à longueur de temps. Un jour, un lycéen de seize ans, André Balthazar, qui connaissait déjà et admirait les œuvres de Bury vues dans des expositions, entre dans la librairie de la Fontaine :
Pour vivre – les temps sont durs et l’art est difficile – Bury a ouvert cette librairie coquette et accueillante : une table où le « libraire » lit et fume la pipe, un fauteuil dans lequel les visiteurs amis s’asseyent, des livres sur une table et dans les rayons, des livres qui pour la plupart révèlent des curiosités qui n’appartiennent pas à tous. L’entrée est libre, ce qui facilite les choses, sinon le commerce.
J’y entrai d’abord timidement, puis plus audacieusement, enfin plus familièrement. J’avais seize ans, Bury vingt-huit : entre nous douze ans, comme en 1938 entre Chavée et lui. Amusante coïncidence. D’autant qu’il allait un peu jouer avec moi ce que Chavée avait joué avec lui : ainsi m’ouvrit-il bien des portes en bien des domaines. (…)
Je me souviens de quelques livres parmi beaucoup d’autres : Les Chants de Maldoror, illustrés par Magritte (Editions la Boétie) ; les premiers volumes des « Poètes d’aujourd’hui » : Cendrars, Michaux… ; Alice au pays des merveilles, Paroles de Prévert, Odile de Queneau ; les Notes pour un traité de cocotologie, de Miguel de Unamuno : des plaquettes de Colinet, Havrenne, Dotremont, et des revues prestigieuses ou plus secrètes…
Pol y passait généralement l’après-midi et, vers 18 heures, regagnait son atelier à Haine-Saint-Paul. Bientôt, je l’y suivis et pénétrai quelques secrets de sa palette et de ses pinceaux. Il devait un peu plus tard se marier, déménager et s’installer, toujours à La Louvière, toujours dans la même rue, toujours libraire mais moins dépendant des horaires et du temps perdu. Le 19 rue Kéramis devint un lieu de rencontres et réunions, dont le Daily-Bul à naître tira grand profit. Max Michotte, Albert Ludé, Franz Moreau, Madeleine Biefnot et d’autres y passaient aussi régulièrement [1].
Les quelques noms qu’énumère ici André Balthazar au gré de ses souvenirs sont liés aux débuts des éditions à venir : c’est avec Albert Ludé qu’en 1953 Pol Bury et André Balthazar découvrent une fermette délabrée – quatre murs et un toit – dans un petit village, Montbliart, proche de la frontière française, où ils ont l’intention de se détendre avec leurs amis en fin de semaine ou pendant les vacances (fig. 4) ; là seront fondées les éditions de Montbliart dont Madeleine Biefnot et Franz Moreau signeront les premiers ouvrages en 1955.
[1] A. Balthazar, « Entretien André Balthazar – Jean-Pierre Verheggen », dans Le Daily-Bul, quarante balais et quelques, La Louvière, Le Daily-Bul, 1998, pp. 21-22.