L’Œil de Baudelaire *
- Nadia Fartas
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Fig. 1. O. Penguilly L’Haridon, Les Petites
mouettes
, 1858

Fig. 2. A. Chazal, Le Yucca
gloriosa fleuri en 1844 dans
le parc de Neuilly
, 1845

      L’exposition « L’Œil de Baudelaire » offre non seulement la possibilité d’appréhender concrètement l’esthétique de l’auteur du Spleen de Paris, mais elle fournit davantage encore l’occasion de découvrir œuvres et artistes des années 1840-1860 qui se situent en dehors des peintres majeurs que sont Ingres, Delacroix, Courbet et Manet. Les notices des livrets de chaque salle, ainsi que les citations issues des Salons, judicieusement intégrées dans les cartels, éclairent savamment le parcours du visiteur. Quatre sections permettent d’entrer en profondeur dans l’esthétique baudelairienne. Tout d’abord « Les Phares » où sont présentés les premiers écrits du Baudelaire critique d’art, mis en relation avec ceux de Diderot, et où l’on peut cerner d’emblée la passion du poète pour la couleur, indissociable de la définition du romantisme et donc, pour le poète, de l’art moderne, « c’est-à-dire intimité, spiritualité, couleur, aspiration vers l’infini » (Salon de 1846). Les portraits d’indiens d’Amérique peints par George Catlin vers 1846, qui illustrent ce parti baudelairien du coloris, et, au-delà du thème du tableau, son « Eloge du maquillage » (Le Peintre de la vie moderne, 1863) et de l’artifice, constituent une nouveauté dans l’iconographie du milieu du dix-neuvième. Fantasme exprimé dans le Salon de 1859, « Le musée de l’amour » prend place dans le musée de la vie Romantique. Cette section constitue l’une des originalités de l’exposition, elle fait émerger la figure d’un Baudelaire amoureux et mélancolique, et, par l’entremise des gravures de Tassaert, de la sculpture La Nymphe au scorpion de Lorenzo Bartoloni, du Buste de Madame Sabatier de Clésinger, des dessins de Constantin Guys et de Baudelaire l’un figurant Jeanne Duval, l’autre une « beauté antique dédiée à Chenavard », la place de la volupté et de la luxure dans la modernité esthétique. L’on peut toutefois s’étonner dans cette deuxième section du glissement opéré de l’amour et du libertinage vers la prostitution, que Guys, en l’intégrant aux sujets de la modernité, loin d’une iconographie amnésique et esthétisante, n’a pas négligée mais qui est présentée ici sous l’angle euphémisant de la luxure. Dans la troisième partie de l’exposition intitulée « L’héroïsme de la vie moderne » le Portrait-charge de Baudelaire par Nadar côtoie les portraits photographiques de Baudelaire, prouvant au visiteur que le jugement du critique vis-à-vis de la « servante des sciences et des arts » (Salon de 1859) est ambivalent. Souvenons-nous que si le poète ne voit dans la photographie que « le secrétaire et le garde-note de quiconque a besoin dans sa profession d’une absolue exactitude matérielle » de sorte que, distincte du domaine de l’imagination, on ne puisse lui donner un statut artistique, le poète dénigre surtout les mises en scène « tragiques ou gracieuses, de l’histoire ancienne » que la photographie génère, « étranges abominations » qui font émerger « des drôles et des drôlesses, attifés comme les bouchers et les blanchisseuses dans le carnaval ». Ce portrait-charge souligne, en retour, l’intérêt du critique pour la caricature : les dessins de Daumier, de Gavarni, de Granville et de Traviès forment les contours de ce que l’on pourrait appeler « Le musée du rire ». Celui-ci se clôt par Parade un petit tableau d’Octave Penguilly qui présente élégamment deux faces de la figure de l’artiste : l’arlequin, facétieux, et le pierrot, mélancolique, et vice-versa. Grâce à l’acuité du critique, ce peintre est également mis à l’honneur dans la quatrième partie de l’exposition : non loin des « beautés météorologiques » d’Eugène Boudin, selon l’heureuse formule de Baudelaire (Salon de 1859), l’on peut apprécier la manière dont Penguilly renouvelle la marine et « la peinture de paysage par d’étranges vues du littoral breton et [par] un traitement proche du fantastique » (fig. 1) (Sophie Eloy, p. 165). Cette section renoue plus particulièrement avec la poésie : sous le titre « Le Spleen de Paris », les œuvres présentées à l’étage du musée de la Vie Romantique soulignent l’originalité de la modernité baudelairienne. Rappelons à cet égard que si le mot était déjà entré timidement dans la littérature, c’est dans son essai Le Peintre de la vie moderne, écrit dès 1859 et publié en 1863, que Baudelaire explore et théorise la notion de modernité. Sont exposées dans cette section certaines œuvres dues aux artistes que Baudelaire a particulièrement soutenus : Delacroix, Meryon, Boudin et, bien sûr, Guys. S’il est souvent reproché à Baudelaire d’avoir surestimé ce dernier, force est de constater toutefois que dans l’ensemble de son œuvre le dessinateur-reporter a su saisir les mouvements de son temps et de la vie moderne (liés aux bals, à la rue, aux voitures mais aussi aux guerres et conflits) dont témoignent quelques dessins exposés. En creux, l’absence de Courbet et de Manet dans la critique d’art baudelairienne apparaît avec force. L'on retient en revanche le célèbre diagnostic que le poète formule en mai 1865 dans une lettre adressée au peintre du Buveur d’absinthe : « Vous n’êtes que le premier dans la décrépitude de votre art ». Les commissaires ont pris soin de présenter les œuvres de Manet non loin de celles de Guys pour mettre en relief cet aspect de la critique d’art de Baudelaire souvent considéré comme mystérieux. L’Ex-voto d’Alphonse Legros offre l’occasion de montrer la place des tableaux à sujet religieux dans la critique d’art baudelairienne. Toutefois, l’originalité de la position de l’auteur des Fleurs du mal, qui défend le primat de l’imagination et de la conviction de l’artiste sur sa croyance dès lors que celui-ci s’attache à des sujets religieux, aurait pu davantage être mise en avant. Baudelaire écrit ainsi dans le Salon de 1859 : « l’art est le seul domaine spirituel où l’homme puisse dire : “Je croirai si je veux, et, si je ne veux pas, je ne croirai pas.” La cruelle et humiliante maxime : Spiritus flat ubi vult, perd ses droits en matière d’art ». L’ensemble de l’exposition traduit parfaitement l’insatiable curiosité de Baudelaire, son rejet de toute autorité et de tout conformisme qui portent le poète à défendre des œuvres aux factures et aux sujets divers, pourvu que « la manière de sentir » propre à l’artiste révèle un parti pris poétique et esthétique original tout en visant le général, à l’image du Yucca gloriosa fleuri d’Antoine Chazal (fig. 2) qui « est très bien, non parce que tout y est et que l’on peut compter les feuilles, mais parce qu’il rend en même temps le caractère général de la nature » (Salon de 1845). Le beau moderne, tendu entre le transitoire et le permanent, et la modernité, qui traduit ce même transitoire ainsi que « le poétique dans l’historique », prennent dès lors consistance. Autrement dit, toute tentative de réduire la modernité baudelairienne au seul fugitif – réduction dont, notamment, Henri Meschonnic a dénoncé les limites (Modernité Modernité) – voire de l’ériger en manifeste postmoderne du tout-vaut-tout, qui ruine l’épaisseur temporelle, s’en trouve dès lors empêchée. Le bizarre – « Le beau est toujours bizarre » (Exposition universelle, 1855) défend le poète, songeons à la figure du « petit Chinois » qui le fascine dans la Charité d’Alexandre Laemlein (Salon de 1845) – prime le nivellement et ne contrarie pas l’harmonie.

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* A propos de l'exposition « L’Œil de Baudelaire » (Musée de la Vie romantique, 20 septembre-29 janvier 2017, commissariat : Robert Kopp, Charlotte Manzini, Jérôme Farigoule, Sophie Eloy) et de son catalogue (L’Œil de Baudelaire, Paris Musées, Musée de la Vie romantique, 2016. ISBN : 978-2-7596-0326-8.