L’esquisse viatique au temps du romantisme :
notes in situ et images du passé

- Nikol Dziub
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Fig. 3. D. Roberts, Personnages
dans une église
, 1835

      Notons également la contamination générique réciproque que révèle la diffusion du terme sketch dans le champ littéraire – Irving présentant ainsi son recueil alhambresque comme une collection de sketches et de tales. Le sketch devient en fait une sorte d’archétype littéraire et pictural, qui désigne une œuvre à la fois préparatoire et autosuffisante. Dans ses Sketches in Spain [14] (où le lecteur découvre un grand nombre de villes andalouses, ce qui construit une certaine image culturelle de l’Espagne), David Roberts développe le trait orientaliste, sans laisser pour autant à l’écart l’esthétique gothique. L’écriture-architecture orne son album, et on peut s’arrêter notamment sur le frontispice « à la cathédrale » de Grenade, qui est une véritable rencontre de l’écriture avec la peinture et l’architecture, et de l’histoire avec le théâtre. Le style de l’artiste trahit en effet sa formation : Roberts est dessinateur de trompe-l’œil pour le théâtre d’Edimbourg.
       L’ouvrage de Thomas Roscoe, The Tourist in Spain : Andalusia, qui prétend au même succès que celui de Washington Irving, est lui aussi illustré par des esquisses de David Roberts. Ce qui intéresse l’auteur de l’ouvrage comme son illustrateur, ce sont les mœurs traditionnelles, historiques et populaires et les particularités locales de l’Andalousie. Le lecteur attend d’eux qu’ils lui communiquent fidèlement leurs observations. Cet ouvrage redonne du charme à l’histoire en y introduisant une part de fantaisie, et il rapproche l’art de l’esquisse picturale de celui des notes littéraires, puisque Roscoe se sert, au moment de la rédaction de son texte, des impressions écrites de Roberts. Le regard du peintre fait de l’ombre au talent de l’écrivain, qui est d’ailleurs le premier à le reconnaître. L’« avertissement » de l’ouvrage présente le travail comme pittoresque à la fois par la variété et le charme des esquisses picturales et par l’abondante érudition qui sert de support au texte. Le procédé est un peu le même que celui d’Irving et de Wilkie, avec cette différence toutefois que David Roberts n’est pas seulement l’auteur des esquisses picturales, mais aussi des notes que Thomas Roscoe réutilise :

 

[The author] has anxiously sought to give additional zest to the pictorial charm conferred upon his book by the enthusiasm and talent of an artist, who studied carefully on the spot every subject which he has here delineated. (…) for much of the information comprised in the Notes descriptive of the plates and wood engravings, the Author is indebted to the personal observation of the same individual [15].

 

      La suprématie de l’auteur semble donc cette fois discutable. Son rôle est d’enrichir par son imagination et par son style les notes prises sur place. Ce récit de voyage – si c’en est un – n’est toutefois, littérairement parlant, guère original : ponctué de très longues digressions historiques, il consiste principalement en des réflexions sur le déclin de la culture mauresque, réflexions qu’il est impossible de séparer du contexte impérialiste de l’époque. Quant aux illustrations, elles privilégient les vignettes de type orientaliste, en forme d’arches ou de portails inspirés des édifices hispano-mauresques. Le lecteur est invité par ces seuils à la fois graphiques, architecturaux et textuels à rentrer dans le monde de l’ailleurs et de la fantaisie. Toutefois, le lecteur est aussi accueilli à l’orée de certains chapitres par des images reprenant des éléments de l’architecture gothique ou de l’architecture romane. Des figures, dessinées dans le style « troubadour », rappellent les acteurs de théâtre des temps passés (fig. 3). Représentées dansant ou jouant de la guitare, elles peuvent être placées juste à côté des portails, ou jouer un rôle central dans l’image. Le schéma des premières pages des chapitres est le suivant : image, titre du chapitre, épigraphe poétique (extraite de la littérature anglaise : Byron ou arabe : Hatim al-Tai), premier paragraphe du texte.
      Dans un article intitulé « Spain Illustrated, by Lewis, Roberts, and Roscoe » paru dans le Fraser’s Magazine, Morgan Rattler note que ce sont les esquisses picturales rapides et variées qui impressionnent les lecteurs. Ce sont donc les artistes que le critique félicite. L’idée de l’article est que, si le romantisme aime à traiter des sujets historiques, le public ne veut plus lire de longs récits factuels. Il préfère un discours simple, il souhaite que l’auteur établisse avec lui un dialogue et qu’il partage avec lui ses impressions les plus personnelles. Le lecteur veut pouvoir imaginer qu’il voyage à côté du narrateur, et qu’il est transporté dans un pays lointain. De la sorte, pour correspondre aux attentes du public populaire, le genre doit sortir des canons anciens, et c’est l’image intercalée dans le récit qui le permet : « As regards modern Spain, the only information you receive is from Mr. Roberts’s notes ; and his excellent drawings it is, combined with these, that give grace, and beauty, and value to the volume » [16].
      Alors qu’on illustre les récits de voyage par des sketches saisis in situ et développés en atelier, le goût pour l’architecture hispano-mauresque oriente le regard du public vers les arts ornementaux et décoratifs, et c’est ainsi que les entrelacs qui couvrent les murs entrent dans le texte pour l’embellir. La lecture de l’histoire et des romances se transforme de la sorte en étude de l’art hispano-mauresque, et inversement la contemplation de l’architecture est propice à la rêverie sur les temps anciens. Un bon exemple de ce mécanisme lectoriel est le recueil intitulé Ancient Spanish ballads ; historical and romantic (1841) que Roberts, puis Owen Jones (dans une réédition de 1859), entre autres artistes, illustrent. Constitué d’anciennes ballades, le texte est divisé en sections selon l’origine et le genre des poèmes : espagnols et mauresques, historiques et légendaires. Ce recueil va offrir à la Grande-Bretagne une synthèse de la littérature traditionnelle espagnole (il est à ce propos important de souligner la parenté entre la littérature anglaise et la littérature espagnole, qui toutes deux appartiennent à la « great Gothic family » [17], comme le souligne l’éditeur John Gibson Lockhart). L’ornement de ce texte par les culs-de-lampe, les bandeaux et les vignettes crée une résonance avec les textes-sources signés par la tradition orale et son anonyme auteur commun. Si les mots se promènent, les arabesques et les ornements entrent dans la page du texte, créant un jeu de miroir avec la pensée de l’auteur, et donc avec celle du lecteur, puisque l’auteur est (au moins par synecdoque) le peuple lui-même.

 

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[14] D. Roberts, Sketches in Spain : Taken During the Years 1832 & 1833, London, Hodgson & Graves, 1837.
[15] Th. Roscoe, « Advertisement », The Tourist in Spain : Andalusia, Illustrated from Drawings by David Roberts [1835], London, Robert Jennings, 1836, p. vi. Je traduis : « [L’auteur] a anxieusement cherché à rajouter encore un peu de piquant au charme pictural donné à son livre par l’enthousiasme et le talent d’un artiste qui a étudié soigneusement sur le motif chacun des sujets qu’il a représentés ici. (...) pour une grande partie des informations comprises dans les notices descriptives qui accompagnent les planches et les gravures sur bois, l’auteur est redevable aux observations personnelles du même artiste ».
[16] M. Rattler, « Spain Illustrated, by Lewis, Roberts, and Roscoe », dans Fraser’s Magazine for Town and Country, Londres, James Fraser, février 1836, p. 178. Je traduis : « En ce qui concerne l’Espagne moderne, les seules informations que vous recevez viennent des notes de M. Roberts ; et ce sont ses excellents dessins, combinés à ces notes, qui donnent au volume sa grâce, sa beauté et sa valeur ».
[17] J. Gibson Lockhart, « Introduction », Ancient Spanish Ballads ; Historical and Romantic [1841], London, John Murray, 1842 [illustré par David Roberts et d’autres], p. 3. Je traduis : « grande famille gothique ».