L’esquisse viatique au temps du romantisme :
notes in situ et images du passé
- Nikol Dziub
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Toute esquisse, cependant, n’est pas tenue d’être référentielle, et il est aussi des esquisses imaginaires. Ainsi la version de The Alhambra illustrée par David Roberts. Le récit retrace d’abord le trajet de l’auteur-narrateur. Il s’agit du second voyage d’Irving en Andalousie, en 1829. Cette fois, Irving séjourne à l’Alhambra même. Il s’attache à décrire l’architecture notamment intérieure du monument, et à raconter l’histoire des lieux. Mais ensuite, les autochtones entrent en scène, et fournissent à l’écrivain de la matière fictionnelle en contant des histoires relatives aux lieux où le voyageur habite, et qui lui semblent si pleins de mystère. Il s’établit ainsi dans le texte une sorte de rapport virtuel non seulement entre les époques, mais aussi entre les niveaux ontologiques (fantaisie/réalité).
Une sorte de vignette est insérée dans le texte : elle suit un paragraphe de réminiscences, où Irving évoque le souvenir de ses lectures d’enfance. L’illustration (fig. 2) fait écho à une soirée passée dans une des chambres de l’Alhambra, une soirée de repos et de lecture : Mateo Ximenes, celui dont Irving aime à écouter les histoires, regarde Dolores qui, endormie, a sur son visage une expression ennuyée, tandis que l’écrivain, placé dans une position symétrique à celle de la jeune fille, est plongé dans ses lectures. De Doña Antonia, la gouvernante du palais, on ne voit que le visage, éclairé par une bougie. Les quatre personnages sont assis autour d’une table ronde, et la scène est dessinée à grands traits rapides et épais. David Roberts n’était pas sur place pour observer ses modèles, et ce portrait, ou cette esquisse de portrait de groupe, est donc partiellement imaginaire : l’illustrateur s’est tout simplement inspiré du texte.
L’image met en scène le dialogue entre deux formes de lectures : la lecture collective à voix haute, qui continue la tradition de l’oralité des romances, et la lecture individuelle, silencieuse, qui est une lecture bourgeoise. Ainsi, le lecteur « se voit (se lit) lisant » [3], ce qui suppose une « réflexivité de la lecture » [4], mais aussi un discours sur la production du récit. L’intention de cette image est d’effacer en quelque sorte la frontière entre les histoires écrites (les histoires des livres) et les histoires que le voyageur entend conter par ceux qu’il rencontre. Narratologiquement efficace, cette image est placée à la fin de l’esquisse qui concerne l’installation du voyageur-écrivain dans le palais et qui raconte comment il prend la place des rois maures qui y résidaient auparavant, et elle introduit celle qui concerne les habitants actuels de l’Alhambra. Cette illustration (« au sens d’image intercalée dans un livre » [5]) fait donc le lien entre le passé et le présent, mais aussi entre les livres et l’histoire vivante.
Il faut également souligner que dans ce texte, ce ne sont pas des descriptions qu’Irving fournit à ses lecteurs, mais plutôt des tableaux qui, comme des esquisses picturales, réussissent à produire l’effet de présence attendu (exigé même), grâce à la vivacité des impressions et à l’originalité de l’atmosphère. Voici en quels termes The Spectator fait l’éloge de l’art visuel d’Irving : « The landscapes of Spain, so glowingly tinted – the peculiar character of Spaniards – the humorous development of their distinctive traits – together with the artist-like drawings of the Alhambra itself […] » [6] font de l’ouvrage le livre le plus prisé de l’année. Les fragments descriptifs sont généralement légèrement teintés d’imagination, voire de fiction. C’est ce que l’auteur appelle une « faint picture », ou une « fancy picture » [7] :
What a delight, at such a time, to ascend to the little airy pavilion of the queen’s toilet (el tocador de la reyna), which, like a bird-cage, overhangs the valley of the Darro, and gaze from its light arcades upon the moonlight prospect! To the right, the swelling mountains of the Sierra Nevada, robbed of their ruggedness and softened into a fairy land, with their snowy summits gleaming like silver clouds against the deep blue sky. And then to lean over the parapet of the Tocador and gaze down upon Granada and the Albaycin spread out like a map below ; all buried in deep repose ; the white palaces and convents sleeping in the moonshine, and beyond all these the vapory Vega fading away like a dream-land in the distance [8].
Comme le souligne Jeffrey Rubin-Dorsky, c’est grâce au goût du visuel propre à Washington Irving que ses œuvres sont si intéressantes pour des artistes tels que David Roberts : « And because artists could easily visualize in their minds the scenes he was creating, his work has been more handsomely illustrated than that of any other writer in American literary history » [9]. Qu’il s’agisse de sketches fictionnels ou réels, dans tous les contes d’Irving, le lien entre le détail visuel à décrire et l’essence de l’expérience individuelle de l’auteur est palpable. Dans The Alhambra, Irving donne d’abord une description objective du palais tel qu’il l’a vu (« The reader has had a sketch of the interior of the Alhambra and may be desirous of a general idea of its vicinity » [10]), avant d’en évoquer la légende par le biais d’un jugement résolument affectif (« The Alhambra has been built on the eventful mountain and in some measure realises the fabled delights of the garden of Irem » [11]). Les textes qui composent The Alhambra sont ainsi à la fois personnels (c’est-à-dire subjectifs et imaginaires) et orientés vers l’extérieur (c’est-à-dire narratifs et descriptifs).
Revenons à David Roberts, qui a voyagé en Andalousie un peu après Irving, sur les recommandations de ce dernier et sur celles de Wilkie, pour y découvrir les monuments hispano-mauresques. On voit que le rapport entre travail littéraire et travail pictural est complexe : le voyage de l’écrivain provoque le voyage du peintre, qui s’inspirera à la fois du texte et de ce qu’il a vu de la région pour illustrer l’Alhambra. C’est d’ailleurs ce voyage qui a lancé la carrière de Roberts et qui a fait de lui un artiste réputé, que ce soit dans le domaine de l’illustration des livres ou dans celui des arts purement plastiques. Si Roberts va en Andalousie, c’est aussi pour trouver une alternative aux routes trop fréquentées par les artistes. Il veut remplacer le Sud de l’Italie, qu’il juge galvaudé, par le Sud de l’Espagne, et plus précisément par l’Andalousie, cette région qui mieux qu’aucune autre semble permettre de se faire une idée très claire de l’architecture mauresque [12]. Il est intéressant à ce sujet de lire la réponse que David Wilkie fait à une lettre de Roberts, qui lui demande conseil sur le trajet à préférer en Andalousie, et sur les lieux charmants et pittoresques à visiter :
The Alhambra, if at all paintable, will excite from your hand the highest expectations. After all we have heard and read, it remains for your art to give us an idea of the visible appearance of that romantic fortress [13].
Contribuant à la mythification de l’Alhambra comme canon de l’art romantique, les artistes se fondent sur la littérature. Ce n’est pas l’Alhambra même qu’ils vont s’attacher à représenter, mais l’Alhambra romantique – en d’autres termes, une construction de l’esprit aussi bien que des mains.
[3] M. Charles, Rhétorique de la lecture, Paris, Seuil, « Poétique », 1977, p. 252.
[4] Ibid.
[5] E. Stead, « Présentation », dans La Lecture littéraire. Revue de Recherches sur la Lecture des Textes Littéraires, n°5-6 : « Lire avec des images au XIXe siècle en Europe », CRLL, Université de Reims, Editions L’improviste, avril 2002, p. 7.
[6] « Washington Irving’s "Alhambra" », The Spectator, 5 mai 1832, p. 16. Je traduis : « Les paysages d’Espagne, colorés de manière si enthousiasmante – le caractère particulier des Espagnols – l’humour dans le développement de leurs traits particuliers – et ces images de l’Alhambra dessinées à la manière d’un artiste […] ».
[7] Je traduis : « peinture floue ; peinture fantaisiste ».
[8] W. Irving, The Alhambra [1851], New-York, G. P. Putman, 1861, pp. 103-104. (Il s’agit d’une réédition augmentée.) Je traduis : « Quel délice, à un tel moment, que de monter au petit pavillon aéré nommé la toilette de la reine (el tocador de la Reyna), qui, comme une cage à oiseaux, surplombe la vallée du Darro, et regarde, avec ses arcades légères, vers le paysage éclairé par la lune ! A droite, les amples montagnes de la Sierra Nevada, dépouillées de leur robustesse et douces comme dans un pays de fées, avec leurs sommets enneigés brillant comme des nuages d’argent contre le ciel d’un bleu profond. Et quel délice, ensuite, que de se pencher par-dessus le parapet du Tocador et de regarder, en bas, Grenade et l’Albaicin déployés comme une carte et plongés dans un profond repos ; les couvents et les palais blancs endormis dans la lumière de la lune ; et, au-delà de tout cela, la Vega vaporeuse qui s’estompe au loin comme un pays rêvé ».
[9] J. Rubin-Dorsky, « Washington Irving and the Genesis of the Fictional Sketch », dans Early American Literature, vol. 21, n°3, University of North Carolina Press, hiver 1986/1987, p. 236. Je traduis : « Et parce que les artistes pouvaient facilement visualiser dans leur esprit les scènes qu’il créait, son œuvre a été plus abondamment illustrée que celle de tout autre écrivain dans l’histoire littéraire américaine ».
[10] W. Irving, The Alhambra, by Geoffrey Crayon, in two volumes, vol. I, London, Henry Colburn and Richard Bentley, 1832, p. 61.
Je traduis : « On a esquissé pour le lecteur l’intérieur de l’Alhambra ; il est peut-être désireux d’avoir une idée générale de ses alentours ».
[11] Ibid., p. 196.
Je traduis : « L’Alhambra a été construit sur cette montagne agitée par tant d’événements, et rend palpables dans une certaine mesure les délices légendaires du jardin d’Irem ».
[12] J. Ballantine, The Life of David Roberts, compiled from his journals and other sources, Edinburg, Adam and Charles Black, North Bridge, 1866, p. 40. Voici ce qu’on lit dans une lettre datée du 28 juin 1832, adressée à son ami Hay : « I think on altering my route from Italy to Spain, as nothing has been done that gives any idea of the magnificent remains of the Moorish architecture which are there ». Je traduis : « Je pense à changer ma route, et à abandonner l’Italie pour l’Espagne, car rien n’a été fait qui donne la moindre idée des magnifiques vestiges de l’architecture mauresque qu’on y trouve ».
[13] Ibid., p. 46. Lettre de David Wilkie, envoyée de Brighton le 28 janvier 1833. Je traduis : « L’Alhambra (s’il est possible de le peindre) suscitera les plus vives attentes. Après tout ce que nous avons déjà lu et entendu, il reste à votre art à nous donner une idée de l’apparence visible de cette forteresse romantique ; avec mes meilleurs vœux et sentiments, Très sincèrement, votre David Wilkie ».