Maurice Denis et l’art de l’illustration :
de l’« ancien missel » à un nouveau
langage décoratif

- Andreea Apostu
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Fig. 2. A. Gide, Voyage d’Urien, 1893

Fig. 3. A. Gide, Voyage d’Urien, 1893

Fig. 4. A. Gide, Voyage d’Urien, 1893

Fig. 5. A. Gide, Voyage d’Urien, 1893

      Les figures humaines deviennent finalement, grâce à leur répétition rythmique, des éléments décoratifs et expressifs, accompagnant les lignes horizontales ondoyantes et les lignes verticales qui sillonnent l’encadrement. Leur but est toujours de mettre en évidence l’existence des deux pôles : celui infernal, terrestre et pécheur, situé en bas, à gauche, et celui paradisiaque de la prière, situé en haut, à droite.
     Même s’il reste en lignes générales fidèle aux isotopies textuelles, Maurice Denis développe selon nous dans Sagesse un programme d’illustration qui s’émancipe du texte, pour instaurer un univers à part entière, représentant son apport original à la poésie, qu’il appuie et complète, au lieu de refléter. Qui plus est, le résultat des expérimentations denisiennes échappe à l’anachronisme, se pliant à l’esthétique contemporaine symboliste. Le manuscrit médiéval reste une source d’inspiration féconde, mais qui infuse subtilement, surtout à travers ses principes, le programme iconographique de Maurice Denis. Le Moyen Age est suggéré non seulement à travers les images qui entourent le texte comme les bordures ou encadrements des manuscrits, mais aussi à travers des détails moins perceptibles, comme le choix du papier pour la première édition de Sagesse de 1911 : 40 copies du recueil furent imprimées sur du papier japonais et 210 sur du papier hollande, tous les deux connus pour leur épaisseur, censé sans doute rappeler celle des anciens folios [22]. La simplicité, naïveté et parfois gaucherie des images sont à leur tour des tentatives de revivifier l’art des premiers temps du christianisme.
      L’éloignement de la formule médiévale et la tentative de créer une synthèse entre l’ancien et le nouveau, afin d’aboutir à une forme d’illustration adaptée à la sensibilité fin-de-siècle, sont aussi manifestes dans l’autre projet important d’illustration profane, qui accompagna Le Voyage d’Urien d’André Gide. Si dans le cas de Sagesse il n’y a aucune forme de collaboration entre le peintre et l’écrivain, pour le programme d’illustration du Voyage d’Urien, Maurice Denis et André Gide échangent une importante correspondance, les décisions étant pour la plupart prises ensemble. Cette étroite collaboration se matérialise d’ailleurs sur la première page du livre, où les deux noms figurent en tant que nom d’auteurs : les créateurs de l’ouvrage sont aussi bien l’écrivain que le peintre. Le mot d’illustrateur ou d’illustration n’y apparaît pas [23].
      Dans une de ces lettres, Maurice Denis expose largement sa vision de la nouvelle symboliste de Gide, dont il envisage dans un premier temps le programme iconographique, à la différence de Sagesse, comme un renouveau des manuscrits de la Renaissance :

 

Voici quelles sont mes premières pensées : avec les caractères de Narcisse dans Traité du Narcisse, les pages remplies à très peu de marges et jusqu’en haut, où la lettre initiale apparaîtrait très ornée. Cet ornement pourrait suffire à quelques-uns de vos chapitres ; à quelques pages. De temps en temps, une grande image qui remplirait le même espace que le texte. Pour les grandes pages de texte serré on pourrait couper vers le milieu la page par une bande de dessin (…). Tout cet ensemble serait d’aspect sévère, mystérieux, et plutôt Renaissance que Moyen Age. Mais je renonce aux encadrements qui seraient d’un archaïsme embarrassant pour la vraie intelligence du poème [24].

 

      Mais si, dans Sagesse, malgré l’absence de l’ornement, on remarquait au moins la présence d’une initiale coloriée (dans une couleur correspondant à l’image avoisinante), dans le Voyage d’Urien Maurice Denis renonce aux initiales ornées en faveur d’une image initiale, juxtaposée au texte, sans aucune correspondance coloriée. Ceci introduit d’emblée une différence : le texte et l’image se côtoient, mais ne se confondent pas. Il n’y a pas d’immixtion, seulement de suggestion, comme point d’attache et de communication. Leur relation devient par la suite un parallélisme complet de mondes qui se répondent dans une « profonde unité », sans subordination.
      A la différence de Sagesse, dans Le Voyage d’Urien l’écriture l’emporte aussi considérablement sur l’image, d’un point de vue quantitatif, avec une moyenne d’une lithographie toutes les trois pages ; ces images sont néanmoins plus variées, s’inscrivant selon plusieurs manières dans le discours : comme images initiales, comme images en pleine page et comme bandeaux à peu près abstraits et horizontaux coupant l’alignement du texte (figs. 2, 3 et 4). Suivant les propos de Denis, le livre témoigne d’une grande sobriété et sévérité : presque sans jeu typographique, succession de « miniatures » et d’écriture, sans marges ou encadrements et sans couleurs. Une grande liberté régit en revanche la relation sémique qui s’instaure entre les fragments de prose et les images et s’ajoute à leur parallélisme spatial (sur la feuille de papier), que nous venons déjà de signaler. Il y a en effet une correspondance assez floue et profondément métaphorique entre le discours narratif et les visions de Denis. Le peintre ne fait que reprendre quelques éléments ponctuels, d’où il entame un autre voyage, parallèle à celui d’Urien. Sur ce point, Maurice Denis semble rejoindre en partie, dans ses réflexions et ses pratiques, le statut de l’enlumineur médiéval ; il arrive même à soutenir, pour l’illustration, la nécessité de l’ignorance la plus parfaite du texte, ignorance qui se rapproche de l’état de prise de conscience littéraire des artisans médiévaux, qui le plus souvent étaient illettrés et n’avaient donc pas accès directement aux sens du texte [25]. Même la manière du peintre nabi de procéder à l’illustration, retenant certains mots ou syntagmes, à partir desquels il commence l’élaboration de son projet iconographique, nous fait penser à la rubrique qui devait guider l’artiste médiéval dans la réalisation de la miniature [26].
      Dans l’image initiale (fig. 5) qui ouvre le récit, par exemple, un jeune homme, les yeux clos, commence son voyage intérieur – c’est le point commun, point d’ancrage entre l’image et le texte. Au-delà de lui, Maurice Denis développe un univers parallèle et sans étroite communication avec celui de Gide. La fenêtre du discours (« Sans que je m’en fusse aperçu, ma lampe s’était éteinte ; devant l’aube s’était ouverte ma croisée. Je mouillai mon front à la rosée des vitres ») semble se transfigurer par exemple chez le peintre dans une toile suspendue au mur. Le paysage intérieur du protagoniste, qui pourrait être aussi un tableau, comporte d’ailleurs des similitudes importantes avec la couverture de Sagesse, où on retrouve un chemin de la vie ondoyant et mystique, parsemé de figures féminines (fig. 6 ). Maurice Denis porte alors un regard non seulement sur le monde intérieur des personnages, mais aussi sur ses propres projections et productions iconographiques – une sorte de regard méta-artistique. Pour lui, la création et la contemplation d’une œuvre d’art représentent toutes les deux un voyage intérieur [27].

 

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[22] F. Canovas, « From Illustration to Decoration : Maurice Denis’s Illustrations for Paul Verlaine and André Gide », art. cit., p. 130.
[23] Après avoir reçu les premiers exemplaires du livre, Gide écrivait à Denis: « Cela ne vous plaît-il pas plus que "illustrations de etc." ? Car enfin c’est une collaboration, et ce mot d’illustration semble indiquer une subordination de la peinture à la littérature qui me scandalise » (Lettre inédite, s. d., fonds Maurice Denis, cité par A.-M. Christin, « Un livre double : Le Voyage d'Urien par André Gide et Maurice Denis (1893) », dans Romantisme, 1984, n°43, p. 74.
[24] Voir M. Denis, Journal, t. I, Paris, éditions La Colombe, 1957, p. 105.
[25] Voir M. Denis, Le Ciel et l’Arcadie, textes réunis par Jean Paul Bouillon, Paris, Hermann, 1993, p. 178 : « … entre telle image du poète et une image à moi, surgie dans ma conscience, plus le rapport sera fortuit, involontaire, inexpliqué, plus j’en prendrai conscience avec joie et volupté. Plus cette image sera pauvre, réduite aux seuls éléments dont je suis conscient, dont je suis maître, plus elle me paraîtra appropriée. Il importe donc d’être ignorant et vide ».
[26] Voir A.-M. Christin, « Un livre double : Le Voyage d'Urien par André Gide et Maurice Denis (1893) », art. cit., p. 76, notice extraite du fonds Maurice Denis : « Berges. Ville longue, polypiers, crabes, pieuvres, filets de sang. Bain dans les piscines tièdes, vasques, enfants aux bras grêles. Mer sous la lune rouge, les vampires rôdent près des pêcheurs endormis ».
[27] Pour le regard intérieur porté sur l’œuvre d’art, voir M. Merleau-Ponty, L’Œil et l’Esprit, Paris, Gallimard, 1964, pp. 22-29.