Maurice Denis et l’art de l’illustration :
de l’« ancien missel » à un nouveau
langage décoratif [*]
- Andreea Apostu
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Le XIXe siècle représente sans doute l’âge le plus riche et le plus exubérant de l’illustration et de sa reproductibilité typographique. Deux inventions technologiques concourent à l’épanouissement de l’image : d’une part, la découverte de la lithographie, technique de reproduction sur pierre calcaire à l’aide d’encre très grasse, qui facilite l’impression et la circulation des images et des œuvres d’art à des prix très bas ; d’autre part, la mise au point de la gravure sur bois debout, gravure en relief sur du bois scié perpendiculairement à la fibre, qui permet l’impression simultanée du texte et de l’image [1].
Si la lithographie suppose encore, tout comme la gravure sur cuivre, une impression en deux temps différents du texte et de l’image, la technique inventée par l’Anglais Thomas Bewick instaure l’unité typographique du livre. La simultanéité technologique s’accompagne par ailleurs d’un voisinage amical, presque sans délimitation, entre l’image et le texte sur la feuille de papier, grâce à la vignette xylographique, promue par Bewick et devenue rapidement un des procédés préférés des Romantiques. Cette petite illustration au contour irrégulier permettait l’insertion de l’image partout dans le texte et abolissait en même temps, par l’absence de l’encadrement, la stricte séparation classique entre les deux arts [2].
Mais, en avançant dans le siècle, le livre illustré devient d’une scène idéale de la réconciliation l’espace de la confrontation entre le champ artistique et celui littéraire. La proximité immédiate de l’image et de la lettre ne conduit plus à une réconciliation heureuse ; elle incite, au contraire, aussi bien les écrivains que les artistes, à des réflexions plus poussées sur l’autonomie ou l’hétéronomie de la littérature et de la peinture. Philippe Kaenel rappelle, entre autres, dans son ouvrage Le Métier d’illustrateur, les attitudes méfiantes, voire tout à fait hostiles et iconophobes d’Alphonse de Lamartine, Alfred Musset ou Gustave Flaubert [3].
Du côté des artistes, plusieurs soutiennent la thèse de l’incommunicabilité des arts, comme Paul Gauguin, tandis qu’Odilon Redon parle, au lieu d’illustration, de transmission et d’interprétation, utilisant pour qualifier la relation texte-image l’expression « parallélisme corrélatif » [4]. André Mellerio, spécialiste de l’estampe, tentera lui aussi de remplacer dans ses articles le mot « illustration », qui instaurait d’emblée une prééminence textuelle, par celui de « concordance », au moins pour désigner les œuvres d’Odilon Redon et de Maurice Denis, où l’image ne transposait plus le texte [5], mais trouvait, à l’aide de ses propres moyens, des « lignes expressives » équivalentes. Par conséquent, d’après Philippe Kaenel, le XIXe siècle marque le passage de l’esprit littéral romantique à l’esprit métaphorique symboliste :
Du Romantisme au Symbolisme, l’illustration s’est développée par rapport à deux types de légitimité. L’un, littéral, réunit les artistes et les œuvres qui trouvent leur légitimité dans la fidélité à la lettre, alors que l’autre, métaphorique, rassemble ceux qui s’attachent à interpréter le texte original [6].
S’il est vrai que toute illustration suppose une forme d’interprétation, le changement de paradigme entre la « fidélité et la littérarité descriptive », située souvent sous le contrôle de l’auteur, d’une part, et la « métaphorisation libre » symboliste, d’autre part, est, selon nous, manifeste.
Pour revenirà la vignette et à son rôle important dans l’esthétique romantique de l’illustration, il convient de noter que la profusion de l’image sur la page écrite était aussi intimement liée au renouveau de la tradition médiévale manuscrite. Il ne faut pas oublier que le XIXe siècle fut l’âge de l’édition des œuvres médiévales et l’époque où tout un imaginaire jusqu’alors occulté revient en force dans les consciences artistiques et populaires. Malgré les avancées technologiques et typographiques, à « l’époque de l’imprimé multiple », l’unicité de l’enluminure manuscrite exerce encore une « fascination rémanente » [7].
Au début du XIXe siècle, l’influence du Moyen Age est perceptible non seulement dans le domaine strictement littéraire ou plastique, mais aussi dans celui typographique. Plusieurs réussites retentissantes sont à retenir, à commencer par Les Voyages pittoresques dans l’ancienne France de Taylor et Nodier, qui renforçait le goût pour les ruines, pour l’architecture et l’atmosphère médiévales [8] ou par l’Historial du jongleur imprimé en gothique, de Didot et Bosange (1829) et en continuant par l’édition religieuse de demi-luxe Les Heures Royales de Pierre Hetzel (avec une préférence pour les enluminures du XIIIe siècle) ou les éditions illustrées des Evangiles et de l’Histoire de l’Ancien et du Nouveau Testament réalisées par Léon Curmer [9]. Les éditions facsimilées ont un rôle tout aussi important dans la diffusion de l’iconographie médiévale. Léon Curmer s’adonne, par exemple, à des reproductions chromolithographiques (en couleurs) dans son Imitation de Jésus Christ de 1856-1858, réunissant des pages choisies des manuscrits médiévaux. Il publie aussi avec l’imprimeur Rose-Joseph Lemercier Les Heures d’Anne de Bretagne en 1861, ainsi que le Livre d’Heures de Maître Etienne Chevalier, enluminé par Fouquet, en 1865 [10].
L’enluminure s’empare des esprits non seulement par voie typographique, mais aussi à travers le renouveau manuel de cet art médiéval. Nous avons, à l’époque, plusieurs cas de manuscrits commandités, comme le Livre d’Heures commandé par Jules Gallois, comte de Naïves, pour sa femme Adèle. Commencé en 1828 et comportant 127 folios en lettres gothiques sur vélin écrits par un seul scribe, le manuscrit eut besoin de 14 ans pour être achevé [11].
[*] Cette recherche a été soutenue financièrement par le Programme Opérationnel Sectoriel pour le Développement des Ressources Humaines 2007-2013, ainsi que par le Fond Social Européen dans le cadre du projet POSDRU/187/1.5/S/155559, Recherches doctorales multidisciplinaires compétitives au niveau européen.
[1] Voir Usages de l’image au XIXe siècle, sous la direction de St. Michaud, J.-Y. Mollier, N. Savy, Paris, Editions Creaphis, 1992. Voir aussi R. Blachon, La Gravure sur bois au XIXe siècle : l'âge du bois debout, Paris, Editions de l’Amateur, 2001.
[2] Voir Ph. Kaenel, Le Métier d'illustrateur (1830-1880) : Rodolphe Töpffer, J-J Grandville, Gustave Doré, Genève, Droz, 2005. Voir aussi Ch. Rosen, H. Zerner, Romantisme et réalisme, trad. Odile Demange, Paris, Albin Michel, 1986. Selon Henri Zerner, l’image n’était plus, au temps du Romantisme, un tableau, mais un phantasme ou une apparition qui surgissait à la surface du papier, consubstantielle à l’écriture.
[3] Ph. Kaenel, Le Métier d'illustrateur (1830-1880), Op. cit., p. 212.
[4] Ibid., pp. 213-214.
[5] Voir A. Mellerio, « L’illustration nouvelle », L’Estampe et l’Affiche, n°6, 15 août 1897.
[6] Ph. Kaenel, Le Métier d'illustrateur (1830-1880), Op. cit., p. 213.
[7] Ibid., p. 529.
[8] Voir à ce sujet J. Adhémar, La France romantique. Les lithographies de paysage au XIXe siècle, Paris, Somogy, 1997.
[9] I. Saint-Martin, « Rêve médiéval et invention contemporaine. Variations sur l’enluminure en France au XIXe siècle», dans Renaissance de l'enluminure médiévale: manuscrits et enluminures belges du XIXe siècle et leur contexte européen, sous la direction de Th. Coomans, J. de Maeyer, Leuven, Leuven University Press, 2007, pp. 110-111.
[10] Ibid.
[11] Ibid., p. 114. Vingt-deux artistes contribuèrent aux enluminures qui reproduisaient le style du XVIe siècle, étant inspirées partiellement par les Heures d’Anne de Bretagne de Bourdichon Ce manuscrit, contenant les armes de la famille de Gallois était sans doute une affirmation de l’ascendance nobiliaire de la famille, remontant jusqu’au XVIe siècle.