L’œil du scientifique ?
- Marie-Odile Bernez et Mark Niemeyer
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Daston et Galison constatent qu’au XVIIe siècle, apparaissent des tentatives pour proposer des illustrations idéales, en éliminant de la représentation scientifique tout ce qui pourrait nuire à une forme parfaite. Ainsi les savants proposent des images anatomiques ou des représentations d’animaux ou plantes qui ne sont pas la copie exacte des spécimens mais leur interprétation par rapport à une image idéale de la nature. Cette première étape ne se distingue pas forcément de la démarche des artistes, eux aussi en quête d’un beau idéal. C’est ce que Valérie Chansigaud appelle du joli nom d’« images chimériques » dans son article sur les illustrations naturalistes. A cette époque, l’image idéale est un moyen de communiquer aux lecteurs un savoir qui apparaît total, et où, on peut le dire, le vrai et le beau se rejoignent. A cette époque, la démarche scientifique est guidée par une croyance en un vrai idéal atteignable. Ce stade de la représentation par des images idéales ne va pas disparaître par la suite, mais survivre sous certaines conditions ou être réinterprété, voire englobé, dans les stades ultérieurs, comme on va le voir maintenant.
Car avec l’invention de la photographie et son utilisation dans les sciences, une objectivité de type mécanique apparaît, qui n’est plus la même chose que la tentative d’idéalisation de la période précédente. En effet, la photographie va souvent accentuer l’individuel et non le type, et donc semble aller à l’encontre même du discours scientifique, toujours à l’affût du général, ce que montre Valérie Morisson dans son travail sur les portraits photographiques ethnologiques. Dans leur désir de montrer les types humains, les ethnologues photographes tentent d’effacer l’individualité des indigènes, mais elle leur revient souvent dans la mimique des modèles, qui se rendent compte qu’ils sont traités en « types » et non en « individus ». Durant cette période pourtant, l’individuel va apparaître comme plus « objectif » que le type idéal précédemment mis en avant, selon Daston et Galison. En tout cas, c’est ce qui est plus « naturel », plus « authentique », ou plus « réaliste ». Après tout, on ne rencontre pas le type chimérique idéal dans la vraie vie, mais bien des individus ayant chacun leurs spécificités. Par contre, la reproduction des défauts, des caractères individuels, brouille la communication, que ce soit entre les scientifiques, ou entre les scientifiques et le public. La photographie ne libère donc pas le savant de la tâche d’organiser ou de généraliser, au contraire. Le scientifique va se trouver confronté à un foisonnement d’individualités, de spécificités, de faits uniques, et sa tâche va être de réduire ce foisonnement à des généralités significatives. Ce moment de la photographie va accentuer cette quête, mais elle n’est après tout pas nouvelle. La démarche scientifique, depuis Bacon, consiste justement à accumuler les expériences singulières dans le but d’en dégager des lois générales. Mais avec l’avènement de l’enregistrement mécanique des données, la démarche de généralisation va devenir plus consciente. Au niveau de la représentation, cela va pousser les scientifiques à raffiner leurs méthodes, pour passer de l’individuel au type, et donc atteindre un second niveau d’objectivité, qui n’est plus le type idéal de la représentation chimérique, mais l’aplatissement des résultats par la moyenne statistique. A cet égard, le travail de Stephen Boyd Davis est significatif : le désordre et la multiplication des faits historiques ne peuvent prendre une valeur scientifique qu’une fois représentés sur un axe du temps qui ordonne et donne un sens et une direction à la myriade des événements. A partir de la représentation sur une ligne du temps, l’histoire peut devenir une discipline scientifique. De la même façon, la statistique va devenir primordiale pour mener à des résultats interprétables.
C’est que l’on parvient enfin, en dernière étape, selon Daston et Galison, au jugement scientifique expert qui va prendre en main l’analyse des données fournies mécaniquement par l’appareil qui photographie, filme, ou plus généralement enregistre des données. A partir de là, l’illustration scientifique va devenir impénétrable au novice, alors qu’elle reste pour l’œil du scientifique une mine de renseignements, mais la science est alors passé du domaine de la simplification, de ce qui doit être accessible à tous – ce qui était l’idéal des encyclopédistes du XVIIIe siècle, ou même encore des tenants du progrès au XIXe siècle – à un savoir réservé à un groupe d’experts. Dès lors, toute vulgarisation devient corruption, et toute métaphore inadéquate à faire connaître les savoirs de l’expert. Que peut comprendre le novice des images prises au microscope électronique à l’intérieur du corps humain, ou par des télescopes surpuissants dans les lointaines galaxies, que peut-il déduire des suites de chiffres et de données que lui révèlent ces appareils de mesure sophistiqués ? On sent ce décalage se produire entre l’expertise des savants et le manque de culture scientifique du public dans les articles d’Elisa Campos et de Norbert Verdier : quelle est l’image mentale qu’a l’homme de la rue d’une lipoprotéine ? Comment peut-il suivre une démonstration mathématique complexe ? c’est là où la vulgarisation – ou le terme anglais, plus adéquat, de « popularisation » – prend tout son sens. En effet, l’effort de communication au public passe alors soit par l’image simplifiée, selon le principe qu’un dessin vaut tout un discours, soit par l’image métaphorique, dans l’image ou à l’intérieur du texte, parfois jusqu’à l’excès de simplification, car les données deviennent vertigineuses pour qui n’a pas l’œil de l’expert – ainsi l’univers est comme un ballon qui gonfle (mais avec rien autour), l’ADN est comme un alphabet, une spirale, un livre, une échelle tordue, un programme d’ordinateur… L’article de Başak Aray est passionnant aussi de ce point de vue, puisqu’il nous montre la mise en abyme des résultats scientifiques liés à la statistique : ainsi, les statistiques fournissent une norme scientifique, et Otto Neurath, en les vulgarisant, essaie de donner une image de ces résultats qui soit lissée, accessible à tous, sans ambiguïté aucune. On se trouve vraiment là dans l’atelier de la recherche scientifique pure.
Au terme du voyage, l’œil du scientifique est devenu dépendant des appareils élaborés que la science a créés – il a besoin d’apprentissage pour distinguer dans l’image les données recueillies. Et lorsqu’il essaie de se mettre à la portée du commun des mortels, il use et abuse de la métaphore simplificatrice, ou trompeuse. Mais ce passage est inéluctable, car il ne peut se contenter de nos jours de l’image idéale platonicienne des premiers développements des sciences.
Les articles dont nous proposons ici la lecture ont mis en évidence ces évolutions et certaines contradictions du regard dit « objectif » de l’illustration scientifique. Ils ont posé des interrogations d’ordre idéologique, par exemple sur la question du genre, celle de la représentation de concepts, ou la manipulation des images. En les parcourant, vous verrez l’œil du scientifique se poser sur une image idéale, regarder l’individu et essayer d’y pénétrer, se servir d’appareils enregistreurs nouveaux, et essayer d’en concevoir pour l’aider à communiquer, créer des types d’images ou de schémas pour sa communauté ou pour communiquer avec le public – se soucier du beau et du vrai – et très rarement abandonner ce tandem texte/image qui l’aide à former ses idées et à communiquer ses résultats.