L’œil du scientifique ?
- Marie-Odile Bernez et Mark Niemeyer
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Fig. 1. Ch. Darwin, Arbre de
vie
, 1837

Fig. 2. I. Newton, De Motu Corporum
in Gyrum
, 1684

Fig. 3. Ch. Huygens, Télescope, 1684

Fig. 4. Galilée, deux vues des anneaux
de Saturne, 1613

Fig. 5. Vésale, vue de la base du cerveau, 1543

Fig. 6. Buffon, La Giraffe, 1765

Fig. 7. Effet Doppler

      Dans le domaine des sciences physiques, mathématiques et astronomiques, on a retrouvé certains des débats évoqués ci-dessus. La question de la publication des résultats dans les journaux scientifiques, et celle de la vulgarisation de la science réunissent les travaux de Phil McGregor, qui étudie combien les photographies astronomiques, maintes fois retouchées, peuvent être à la fois source de savoirs et vecteurs de communication envers le grand public et ceux de Norbert Verdier qui aborde la question de la représentation des découvertes mathématiques dans les journaux savants et la place qui était faite dans ces publications à l’illustration, par le biais d’une étude très fouillée des graveurs intervenant dans ce domaine au XIXe siècle. Là encore, les contraintes des techniques, les attentes des lecteurs ou des spectateurs, sont cruciales pour comprendre l’emploi de certains dessins et leur portée [6].

      Alors, quelles conclusions tirer de cet ensemble ? Il nous faut d’abord revenir aux objectifs mêmes du séminaire : l’illustration scientifique, et non « l’image » scientifique. Le but premier était bien de confronter texte et image, de voir dans quelle mesure ils avançaient en harmonie, en décalage, s’opposaient ou se soutenaient l’un l’autre. Les rapports du texte et de l’image dans le domaine scientifique sont multiples. L’image peut être un schéma uniquement destiné à son auteur, pour clarifier ses idées – dans ce cas, elle est un instant de la réflexion scientifique. Ainsi dans la figure 1, on voit l’arbre que Darwin a dessiné dans ses cahiers pour donner une esquisse de sa théorie de l’évolution. L’image peut être aussi un moyen pour le scientifique de communiquer ses résultats à d’autres scientifiques, en appendice à une explication plus conséquente dans le texte. La figure 2 présente ainsi un dessin de Newton adressé à son correspondant, Edmund Halley, au sujet du mouvement des planètes. L’image peut être destinée à expliquer un processus, un appareil, ou une machine, comme on le voit dans la figure 3 qui présente un instrument scientifique, le télescope et la façon de l’utiliser. L’image peut être le point de départ de la démarche scientifique, quand elle doit être interprétée par le scientifique : la figure 4 présente un texte de Galilée, et les dessins de ses observations de ce que l’on saura plus tard être les anneaux de Saturne. Mais l’image peut être aussi le point d’arrivée de la démarche scientifique quand elle sert à transmettre bien évidemment des savoirs. La figure 5 est une planche tirée de Vésale, représentant une partie du cerveau. En ce cas, le but est prioritairement pédagogique, sans exclure l’aspect esthétique. Les savoirs que l’on désire répandre peuvent nécessiter l’image justement parce qu’ils sont rares ou touchent des phénomènes complexes, l’illustration reproduisant alors ce qui ne peut être vu directement par tous – une gravure d’une plante rare, n’est-ce pas une façon de multiplier l’herbier sans arracher la fleur ? Un exemple est donné par la figure 6, la girafe reproduite dans l’Histoire naturelle de Buffon, car peu connue à l’époque. Dans certains cas, le scientifique vise aussi à créer une image aboutie qui rend compte d’un processus élaboré, comme le montre la figure 7 qui représente de l’effet Doppler. Ce sont ces différentes variantes des illustrations scientifiques que nous ont permis de parcourir nos différents intervenants. De ce faisceau d’éléments, on peut dégager, en se fondant sur des recherches récentes en histoire des images scientifiques, une certaine perspective sur des concepts que l’on rattache presque sans y réfléchir au domaine scientifique, particulièrement celui d’objectivité. C’est ce que nous voudrions expliquer maintenant.

      Selon l’abord naïf de l’observateur extérieur, l’illustration scientifique se distingue des autres créations visuelles du fait même qu’elle fait partie du domaine scientifique, qui lui semble régi par des règles spécifiques qui ne s’appliquent pas dans d’autres domaines. L’observateur extérieur tendra donc à fonder son appréciation des illustrations scientifiques sur une opposition qu’il estime évidente entre « arts » et « sciences », division cependant problématique et somme toute assez récente, qui coïncide d’ailleurs avec l’émergence même de la science moderne. Dans le cadre conceptuel de l’observateur extérieur, les images qui sont le produit de l’art seraient habitées par un élan esthétique, alors que par contraste les illustrations scientifiques seraient indifférentes à la notion de beau, pour privilégier le « vrai ». On sent combien ce genre de division est arbitraire, quand on sait que les premiers atlas d’anatomie ou les premières flores des XVIIe et XVIIIe siècles étaient le travail d’artistes accomplis soucieux du beau autant que du vrai, ces deux notions étant pour eux à l’époque d’ailleurs concomitantes. En effet, on pourrait même voir dans le divorce entre les notions du beau et du vrai l’origine de la distinction « arts » et « sciences » qui paraît nuisible justement à notre propos ici. Et quand on y regarde de plus près, on sent que le lien entre les deux n’a jamais été complètement rompu – on pourrait même argumenter que le scientifique est plus attaché que l’artiste contemporain à l’idée que le beau et le vrai coïncident. Mais cette discussion nous entrainerait trop loin. Comme le montrent les articles qui suivent, le souci esthétique est rarement absent des illustrations scientifiques: ainsi les photos astronomiques discutées par Phil MacGregor procurent-elles une jouissance esthétique qui va bien au-delà de leur souci d’information. Mais on appréciera aussi les qualités esthétiques des représentations de la flore et de la faune dans l’article de Valérie Chansigaud, ou l’élégance des dessins industriels présentés par Frances Robertson, voire la simplicité parfaite des pictogrammes du système de l’isotype de Neurath, que nous présente Başak Aray. Ce que tend à montrer notre travail, c’est que rares sont les scientifiques, qu’ils soient ingénieurs, astrophysiciens, anatomistes ou naturalistes, qui oublient ou négligent la dimension esthétique des représentations de leurs savoirs, et quand ils collaborent avec des illustrateurs, des artistes, des graveurs, des photographes, il peut y avoir des conflits, mais il y a aussi un réel souci de coopération vers ce qu’il faut bien appeler une œuvre, et pas simplement un enregistrement du réel. Cependant, cette première approche où beau et vrai se mêlent doit nous conduire à l’idée même d’objectivité. Car après tout le but du séminaire n’était pas seulement de découvrir et d’admirer des images dramatiques ou surprenantes tirées d’ouvrages scientifiques, en en remarquant les qualités esthétiques. C’est un élément frappant non négligeable, mais superficiel, car si l’on peut rapidement s’accorder sur l’intérêt plastique des représentations, il y a d’autres enjeux à débattre, en particulier celui de la même dichotomie « arts » et « sciences » vis-à-vis de la question de l’objectivité.
      En effet, la dichotomie entre « arts » et « sciences » se comprend de nos jours comme une distinction entre une liberté subjective du côté de l’artiste et une contrainte des faits du côté du savant, qui serait la marque de son objectivité. Or le concept d’objectivité est en soi épineux, non pas simplement, comme on peut s’en douter, parce qu’il est difficile d’atteindre ce but, en raison d’interférences subjectives de la part des chercheurs, qui vivent et agissent dans un contexte social, économique et idéologique particulier, mais parce qu’il a évolué lui-même au cours du temps. Il est assez aisé après tout de fouiller dans la vie des auteurs, d’explorer le contexte socio-économique et idéologique de la production des images pour découvrir les interférences subjectives du scientifique dans sa discipline. Mais le problème de l’objectivité est plus profond. Si l’on reprend les distinctions faites par Lorraine Daston et Peter Galison dans leur ouvrage fondamental de 2007, Objectivity (traduction française Objectivité chez Fabula, 2012) on peut distinguer plusieurs étapes du développement de la notion même d’objectivité.

 

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[6] Une dernière intervention, par Daniel Raichvarg (université de Bourgogne) mettait en avant la question de la vulgarisation des sciences en direction des enfants, grâce aux expériences, et concernait donc la pédagogie en même temps que la transmission des sciences.