Pierre Gassendi et l’iconoclastie scientifique.
Un nouveau réalisme littéraire

- Sylvie Taussig
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      L’absence d’image chez Gassendi ne repose donc pas sur une dévalorisation de la perception visuelle : au contraire, elle est pour lui une voie d’accès privilégiée à la connaissance. Au niveau de l’anecdote, il est l’astronome qui, dès sa prime enfance, a passé toutes ses nuits dehors à regarder les étoiles [12] ; puis il est ce savant qui, avec Peiresc, a disséqué des quantités d’animaux et d’être humains. Il a même eu une spécialité, la dissection de l’œil, dont la Vie de Peiresc et sa correspondance font état, au point même qu’il s’en sert comme d’un motif de consolation de Galilée en train de perdre l’usage d’un de ses yeux [13]. Comme astronome, il a tout particulièrement travaillé sur les « hallucinations » et tous les biais qui pouvaient entacher l’observation. C’est pour affirmer le primat de l’« autopsie » qu’il a pris une plume rageuse contre les mathématiciens scolastiques qui contemplent les épicycles des livres [14] et contre les alchimistes qui regardent plus le soleil de l’or [15] … Comme philosophe, il a trouvé dans la philosophie d’Epicure la doctrine qui correspondait à l’idée selon laquelle toute connaissance vient d’abord des sens, et il l’a développée contre Platon, ou plutôt contre le néoplatonisme. Les critères de la vérité qu’il établit, en s’appuyant sur Epicure qu’il systématise, lui permettent d’articuler (contre les sceptiques) l’affirmation selon laquelle il existe une vérité et qu’il est possible à l’homme d’y accéder [16] et l’évidence (sceptique), qui veut que les sens soient trompeurs et que cette connaissance soit donc sujette à caution. Sa théorie des critères, ou canonique, qui pose la distinction entre la perception par les sens, toujours exacte, et le jugement porté par la raison qui doit adhérer ou ne pas adhérer au fait que ce que les sens perçoivent correspond à la réalité, est la base de la construction de la connaissance. Dans la canonique épicuro-gassendienne, les sens ne se trompent pas, c’est le jugement de la raison sur ce que lui transmettent les sens qui est ou non exact. L’erreur n’est jamais que dans le jugement de vérité et non pas dans la perception : Gassendi, après Epicure, formule donc des règles ou canons ou critères, qui permettent de déterminer le jugement. À l’analyse de la perception il ajoute une théorie de la perception et de la transmission des images, et donc de l’imagination. Dans la théorie gassendienne de la vision, l’objet éclairé qui a une certaine contexture d’atomes émet un simulacre matériel qui, en frappant l’organe de la perception, crée une impression qui est transmise au sens commun – une faculté matérielle qui est localisée dans le cerveau –, ce qui provoque l’appréhension directe par l’esprit de l’objet de la perception. L’objet perçu laisse une trace dans le cerveau, ce qui rend possible la reconnaissance de l’objet fût-il absent : la vision peut donc se passer de la présence de l’objet, et dans ce sens on peut parler d’une idée, à condition de préciser que cette idée est l’inverse de l’idée platonicienne, qui préexiste à sa perception. Le simulacre chez Gassendi, dont la conception se nourrit du renouveau de l’optique depuis Kepler [17], est distinct de celui d’Epicure : ce n’est pas le simulacre de l’objet lui-même, mais des rayons de lumière, eux-mêmes faits d’atomes, des entités physiques et non pas mathématiques ; il n’y a donc pas de ressemblance entre la chose et sa représentation dans le cerveau [18]. Les sensations sont traduites en images par l’imagination ; la raison travaille sur ces images et en tire des idées générales et abstraites.
      Si l’absence d’image ne s’explique pas au niveau de la constitution du savoir par le rejet de la vue et de la perception, elle pourrait s’expliquer en aval de la constitution du savoir, au niveau de la diffusion. L’absence d’images pourrait-elle renvoyer à la volonté de réserver le savoir à une petite élite ? Il paraît que non : en cela fidèle disciple d’Epicure, Gassendi estime que la connaissance doit être le plus largement partagée, et non seulement il le théorise, mais il le met même en pratique, que ce soit dans un opuscule écrit à l’occasion d’une éclipse dont les millénaristes de tout poil s’étaient emparés pour susciter des terreurs dans la foule [19], ou bien dans ses homélies à Digne [20]. Donc, étant donné sa démarche vers la « foule », c’est-à-dire en direction du public car il n’emploie pas le terme en un sens péjoratif, il est encore plus étonnant qu’il n’ait pas eu recours aux images, précisément à l’époque de la Réforme catholique qui défend si puissamment l’image comme le lieu et le vecteur capital de la transmission [21].
      Gassendi n’est donc pas le philosophe qui discrédite les images, bien au contraire. S’il se montre sceptique, c’est du reste bien plutôt à l’égard des mots et de leurs constructions, contre lesquels il prend une plume très polémique, aussi acerbe que celle de Sénèque contre les dialecticiens. Cette infatuation des mots, quand elle est limitée au domaine scientifique, est seulement stérile – les épicycles –, au pire, elle peut être un instrument de pouvoir à cause de la fascination des ignorants, à l’attention desquels elle est jetée comme de la poudre aux yeux : c’est la façon qu’a une petite élite de se réserver un savoir, alors que, pour Gassendi, le savoir peut et doit se diffuser le plus largement possible chez les gens du commun (« vulgus »), comme on le voit dans le cas exemplaire d’Eléazar Féronce, une figure de l’anti-esclave du Ménon, non seulement parce que le jardinier existe vraiment, mais aussi parce que sa démarche de savoir est autonome, non pas guidée par le maître ; il a pris sur lui de regarder les étoiles, toutes les nuits, et, à force de regarder et d’analyser ce qu’il voit, il démontre tout seul la vérité de l’héliocentrisme. Il inverse donc la posture, y compris physique, de l’esclave qui, chez Platon, est dûment convoqué et trace des cercles sur le sable, pour remonter aux idées [22].
      La fatuité des mots est plus grave quand celui qui s’y livre prétend ne pas s’en tenir au savoir des phénomènes de la nature, mais veut interroger la constitution même des choses. Gassendi opère de fait une distinction que j’ai rapidement évoquée, entre la connaissance de « l’écorce » de l’univers et la connaissance de la vérité profonde qui n’appartient qu’à Dieu. Pour autant, cette « écorce » semble paradoxale, puisqu’elle ne veut pas dire que l’homme n’entrerait pas dans les choses : Gassendi dissèque, il reconnaît l’intérêt de la chimie qui décompose la matière [23] et, mieux, il propose lui aussi une théorie de la matière, composée d’atomes et de vide, donc contre la théorie des éléments d’une part et contre la théorie de la matière et de la forme. Je reviendrai sur ce point.

 

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[12] C’est peut-être sous cette image qu’il a le mieux survécu dans l’imaginaire collectif. Voir P. Blanchard, Les Enfans studieux qui se sont distingués par des progrès rapides et leur bonne conduite ; ouvrage propre à exciter l’émulation de la jeunesse, Paris, Librairie d’éducation, 1812, avec, entre autres illustrations, « Gassendi astronome de l’enfance ».
[13] Lettre à Galilée du 13 octobre 1637 (LL), où il lui propose d’explorer ce paradoxe que « même si nous voyons des deux yeux ouverts, nous pouvons cependant voir avec l’un des deux seulement dans une vision dite distincte ». Les principaux textes sur la vision sont le Ad Vitellionem paralipomena de Kepler (1604), le Oculus sive fundamentum opticum de Scheiner (1619) et le Ophtalmographia, sive de oculi fabrica, actione et usu de Plemp (1632), qui suscitent et inspirent les observations pittoresques de Peiresc et ses recherches. Puis Van den Hohe écrit en 1635 un De oculo, que Peiresc fait passer à Gassendi, qui reconnaît contre l’opinion scolastique que la vision se fait sur la rétine elle-même, la choroïde jouant le rôle de miroir concave ; quant à la vision binoculaire, il croit, d’après son expérience personnelle, qu’elle n’existe pas : les deux axes de vision resteraient constamment parallèles et il n’y aurait que succession rapide de visions monoculaires alternées. Il écrit à Gassendi le 2 février 1634 et à Luillier le 11 avril 1634 pour leur apprendre qu’il a remarqué le premier que les images renversées par le cristallin sont ensuite redressées par la concavité du fond de l’œil. En 1634-35, lors de son séjour en Provence, Gassendi s’occupe sérieusement du problème de la vision avec Peiresc. Des détails sur les expériences et les pensées de Gassendi sur la vision se trouvent dans la Vie de Peiresc, V, 1634 (édition française pp. 224 à 230), et dans la lettre à Valois du 12 septembre 1642, n°217. Gassendi propose ses expériences sur la vision dans une longue lettre à Liceti du 13 août 1640 n°105, destinée à la publication (la seconde lettre du De apparente magnitudine) ; il se demande si les yeux voient de la même façon le même objet, car il constate qu’il voit lui-même avec l’œil droit les objets plus grands mais aussi plus obscurs qu’avec le gauche et qu’il ne peut voir la pointe de son nez avec les deux yeux ouverts, mais bien avec un seul œil, l’autre étant fermé. Il rejette finalement l’opinion des opticiens, selon laquelle les axes des deux yeux font un angle en se prolongeant. Dans la lettre à Naudé n°91 du 5 décembre 1636, Gassendi s’étend amplement sur la théorie corpusculaire de la lumière et les effluves substantiels qui sortent des corps. Chapelain (7 décembre 1640) exprime sa satisfaction de savoir que ces lettres seront imprimées, et Gassendi lui envoie une lettre le 13 janvier 1641 (n°111) pour l’éclairer. Ces trois lettres (Liceti, Naudé, Chapelain) sont publiées tout de suite après sous le titre Epistolæ quatuor de apparente magnitudine solis humilis et subilimis, in quibus complura physica, opticaque problemata pronuntur, et explicantur, 1642 (reprises dans le tome III des Opera omnia, pp. 420-477). Voir encore la Physique du Syntagma philosophicum, section III, second tronçon, livre VII, chapitre 7.
[14] A Mersenne (LL) : « S’agissant de la discipline des choses célestes, ils ont l’habitude de poser de pareille manière des hypothèses pour la discipline des choses célestes telles qu’ils n’affirment pas que les concentriques, les épicycles, les déférents, les équants et ce genre de choses sont comme ils les posent ; et ils le font cependant, parce que le calcul mathématique se comprend et procède par là ».
[15] Gassendi écrit à Faur du Pibrac dans une lettre du 8 avril 1621 (LL) : « Tu écris qu’il existe ici des philosophes et des mathématiciens qui s’occupent plus du soleil et de la lune des alchimistes que de ceux des astronomes : ils n’observent et ne craignent d’autres décours que ceux qui arrivent à leurs bourses ; et ils les craignent », ce qui veut dire qu’il y a à Paris des philosophes et mathématiciens qui ont plus à cœur le soleil et la lune des chimistes que celui des astronomes (sol et luna désignent à la fois les astres et l’or et l’argent ; ce dernier emploi subsiste chez les chimistes jusqu’à la fin du XVIIe, alors même que toute idée de correspondance astrologique a disparu).
[16] La vérité des phénomènes, pas celle qui relève des mystères de la création.
[17] Car, comme l’écrit C. Havelange, avec la découverte de l’image rétinienne, « quelque chose s’est installé entre l’œil et le monde », De l’œil et du monde. Une histoire du regard au seuil de la modernité, Op. cit., p. 328.
[18] Sur les théories optiques de Gassendi et leurs conséquences philosophiques, voir O.-R. Bloch, La Philosophie de Gassendi, La Haye, Martinus Nijhoff, 1971, p. 6-29, et L. S. Joy, Gassendi the Atomist. Advocate of History in an Age of Science, Cambridge, Cambridge University Press, 1987, pp. 106-128.
[19] Le Discours sur l’éclipse (1654), dont l’attribution est cependant controversée. Voir E. Labrousse, L’Entrée de Saturne au Lion, l’éclipse de soleil du 12 août 1654, La Haye, Martin Nijhoff, 1974. De cette diffusion du savoir, il faut pour preuve le Discours à Madame de Sablière de Jean de la Fontaine, ou bien encore la présence de la marquise pour conduire la conversation dans l’Entretien sur la pluralité des mondes, de Fontenelle (1686).
[20] Voir S. Taussig et A. Turner, Mémoire de Gassendi, vies et célébrations écrites avant 1700, Turnhout, Brepols, 2008, pp. 33 sqq.
[21] Voir P.-A. Fabre, Décréter l'image. La XXVe session du Concile de Trente dans le texte, Paris, Les Belles Lettres, 2013.
[22] Lettre à Blaeu du 1er octobre 1632 (LL).
[23] Voir O. R. Bloch, La Philosophie de Gassendi, La Haye, Martinus Nijhoff, 1971, chapitre VIII, pp. 233-278.