Pierre Gassendi et l’iconoclastie scientifique.
Un nouveau réalisme littéraire
- Sylvie Taussig
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Sans doute est-il paradoxal, au milieu d’un ensemble de réflexions sur le lien entre texte et image, d’étudier le cas d’un refus manifeste d’insérer toute image dans un texte, alors même que le terme de « manifeste » prête à confusion : ce choix est manifeste en tant qu’il est manifeste qu’il n’y a pas d’image, en revanche il n’est pas explicite, ni commenté, ni justifié. Les éléments que j’apporterai ici sont donc hypothétiques ; ils veulent avant tout poser des pistes de réflexion en faveur d’une histoire qui reste presque entièrement à faire, celle de ce que Gabriele Baroncini nomme l’« iconoclastie scientifique » [1], c’est-à-dire d’une tradition qui défend (non moins que les producteurs, diffuseurs et usagers d’images dans les livres savants) l’idée de la prééminence de l’expérience sensorielle dans les pratiques de la connaissance et s’engage ainsi délibérément dans une démarche d’expérience et d’observation.
Le cas de Gassendi sur lequel je m’appuie ici est d’autant plus complexe par rapport à cette histoire possible ou souhaitable des images [2] de savoir qu’il est difficile de distinguer entre l’homme de science et le philosophe, donc de décider si c’est au nom de l’un ou de l’autre qu’il prend le parti de ne pas recourir aux images. La distinction entre les deux personnes en lui, sur ce point comme sur d’autres mieux documentés (philosophe et homme de Dieu), ne paraît cependant pas devoir être faite : en son temps le philosophe veut et doit aussi être un naturaliste, et c’est même au nom du savoir scientifique et de ses méthodes spécifiques que les partisans d’un renouveau de la philosophie, à l’encontre de tout rejet du matériel expérimental, qu’il soit scolastique et néoplatonicien, se rejoignent dans une appartenance commune et fondent la légitimité de leurs développements, tablant sur l’« autopsie », c’est-à-dire le fait de regarder littéralement de ses propres yeux les phénomènes de la nature [3]. L’œuvre majeure de Gassendi, le Syntagma philosophicum [4], se situe du reste aux confins des deux disciplines : l’ouvrage, qui occupe deux volumes et suit les grandes divisions classiques de la philosophie hellénistique (logique, physique, éthique), constitue un travail entièrement philosophique et entièrement scientifique, et c’est le cœur même de l’ambition de Gassendi, qui rend le projet difficile à saisir, dans son alliance apparemment oxymorique de dogmatisme et de scepticisme ; si cette pensée revendique une dimension systématique, elle reste en même temps ouverte en vue d’un progrès scientifique que non seulement il juge possible, mais qu’il appelle de ses vœux.
En face des exigences de la philosophie entendue comme système général des connaissances humaines à la recherche de principes estimés évidents et impliquant une certaine abstraction pour avoir valeur universelle, je retiendrai ici deux spécialités scientifiques particulières, l’anatomie [5] et l’astronomie, non seulement parce que ce sont deux disciplines dans lesquelles Gassendi s’est particulièrement illustré et qui font que sa contribution tient sa place dans l’histoire des sciences jusqu’à aujourd’hui, mais aussi parce que, chez certains de ses contemporains également producteurs du savoir scientifique, elles sont exemplaires de l’insertion d’images dans le texte ; enfin, ces deux savoirs, et les méthodes sur lesquelles leur constitution repose, sont emblématiques de l’essor de la science moderne : connaissance de l’homme et connaissance du cosmos.
Il est donc remarquable de feuilleter les œuvres de Gassendi, soit dans leur édition posthume complète, soit dans les livres publiés de son vivant, à peu près au fur et à mesure de leur parution, et de devoir constater une absence totale d’images, en dehors du frontispice [6]. L’on m’objectera qu’il peut être difficile de parler d’iconoclastie scientifique dans le cas de l’astronomie, puisque Gassendi, ensemble avec Peiresc, son protecteur et ami, est également connu pour avoir contribué à la mise au point de la carte de la lune gravée par Mellan [7]. Mais précisément, l’évidence qu’il aurait donc été en mesure de commander des gravures pour ses œuvres en général est un argument supplémentaire en faveur de l’idée qu’il a choisi de ne pas introduire de gravures dans tel ou tel livre et que ce ne fut pas un choix obligé, faute de moyens. Dans les Opera omnia, le texte est imprimé sous une forme austère, sur deux colonnes serrées ; parfois le texte est dilaté sur une seule colonne – et bien sûr, chaque fois, cela a du sens [8]. Je l’indique ici pour préciser que Gassendi [9] n’était assurément pas insensible à la matérialité du livre et à l’impression réalisée sur le lecteur par une mise en page particulière.
Cette sobriété semble aller de soi pour les parties qui relèvent, dans son ouvrage, de la philosophie au sens moderne du terme : la logique, la morale, l’épistémologie, mais aussi tout ce qui relève de la philosophie première – réflexion sur la matière, sur l’espace et le temps, etc. Elle est plus étonnante dans les parties consacrées aux sciences, que ce soit la physique, l’astronomie, la botanique, la zoologie, l’anthropologie [10], alors même que Gassendi ne fait pas un exposé général, mais explique le fonctionnement très concret des principes qu’il a mis en place (dans les livres sur le principe efficient et le principe matériel, le monde et l’univers, l’espace et le temps) en les déduisant du fonctionnement des choses dûment observées ; et ses développements complets, états des lieux de la connaissance en son temps, comprennent aussi une doxographie (ouvrages passés et travaux récents). Son latin est assez ardu, et il paraît évident que ses descriptions seraient plus facilement accessibles si elles étaient illustrées et s’il s’enracinait dans la tradition du livre de science établie depuis le renouveau des savoirs et surtout depuis l’invention de l’imprimerie, qui convoque le plus souvent des images pour accompagner le texte.
Cette tradition était à la fois culturelle (le statut des images dans l’univers visuel occidental), cognitive (les images sont un outil de connaissance, où la question de la perception sensorielle et de la connaissance par les sens occupe une place centrale) et technique (la gravure permet depuis la fin du XVe siècle d’articuler les représentations au texte), les trois aspects étant naturellement éminemment reliés. L’image est, en Occident, en même temps un moyen d’explorer le monde et un moyen de présenter les résultats d’une exploration, car au croisement de l’art, de la science et de la technique ; elle est à la fois lieu de production de savoirs et véhicule visuel de leurs circulations. Entre cette tradition qui prend un nouveau départ à la Renaissance et la réalité des volumes dissuasifs de Gassendi, si austères et radicaux que leur postérité n’a guère été assurée au-delà de leur siècle, on a envie d’exprimer ce lieu commun, qu’il arrive qu’une image ait plus de valeur que mille mots et qu’au regard d’une volonté didactique, l’œil est un puissant instrument de la connaissance.
De fait, Gassendi est un des chefs de file des philosophes et savants qui, en leur temps, revendiquent l’expérience et l’observation contre le savoir livresque et le principe d’autorité ; il suffit de lire sa Vie de Peiresc pour se rendre compte de la diversité [11] – et du sérieux méthodologique – de ses expériences en maintes matières, ou encore de rappeler qu’il est celui qui a le premier tenté, dans la rade de Marseille, l’expérience décrite par Galilée dans le Dialogue, d’un corps que l’on fait tomber du haut d’un mât d’un navire lancé à pleine vitesse, ou encore, à la fin de sa vie, son engagement dans l’expérience barométrique et la mise en évidence du vide. S’il n’est pas directement médecin, il brille par sa participation active à des dissections, et son enquête sur la circulation du sang traverse toute son existence. Dans le cas de l’anatomie, l’observation, la vision directe, le regard porté sur le cadavre humain disséqué sont bien ce qui permet d’acquérir et d’élaborer des connaissances sur le corps, ce qui est l’objet propre de cette science.
[1] G. Baroncini, « Note sull’illustrazione scientifica », Nuncius. Annali di storia della scienza, 1996 12, pp. 527-543, ici p. 535.
[2] J’emploie ici le terme image dans un sens générique et très étendu, englobant aussi toutes les sortes de schémas et structures arborescentes.
[3] C. Havelange, De l’œil et du monde. Une histoire du regard au seuil de la modernité, Paris, Fayard, 1998.
[4] Cet ouvrage occupe les deux premiers tomes des Opera omnia, publiées de façon posthume à Lyon en 1658, dans la composition que Gassendi a lui-même imaginée.
[5] Voir Théâtre de l’anatomie et corps en spectacle. Fondements d’une science de la Renaissance, Ilana Zinguer & Isabelle Martin éds., Peter Lang, 2006 ; mais aussi R. Mandressi, Le Regard de l’anatomiste. Dissections et invention du corps en Occident, Paris, Seuil, « L’Univers historique », 2003, et K. B. Roberts et J. D. W. Tomlinson, The Fabric of the Body. European Traditions of Anatomical Illustration, Oxford, 1992.
[6] Voir S. Taussig, Mémoire de Gassendi, vies et célébrations écrites avant 1700, en collaboration avec Anthony Turner, Turnhout, Brepols 2008.
[7] P. Humbert, La Première carte de la lune, Paris, P.U.F., 1931 ; et surtout W. B. Ashworth jr, « The Map of the Moon of Gassendi, Peiresc and Mellan », dans Quadricentenaire de la Naissance de Pierre Gassendi 1592-1992. Actes du Colloque International Pierre Gassendi, Digne-les-Bains, 18-21 mai 1992, 2 vols, Digne-les-Bains 1994, T. II, p. 341-52.
[8] Un sens qu’il convient d’élucider à chaque fois. Il est facile de le faire pour les Lettres latines (les lettres des Grands sont éditées de façon différente de celles savants en –us), voir Les Lettres latines de Gassendi, édition, introduction et notes en 2 volumes (Brepols 2004) désormais désignées par LL. J’ai essayé d’interpréter les différences typographiques pour le Contre Fludd dans « Pierre Gassendi. L’Examen de la philosophie de Fludd par les Hors-texte », Bruniana et Campanalliana IV, 1, 2009, p. 247-340.
[9] Ou ses éditeurs, disons pour simplifier Gassendi puisqu’il semble avoir veillé en tout point au détail de l’édition, voir Mémoire de Gassendi, Op. cit.
[10] Notons que ce qui relève de la philosophie première est inclus dans la physique. Il n’y a pas de partie dédiée à la métaphysique en tant que telle.
[11] Vie de Peiresc, traduit du latin par R. Lassalle, Paris, Belin, 1992.