Inconstant et variable.
Le caméléon entre histoire
naturelle et emblématique

- Paul J. Smith
_______________________________

pages 1 2 3 4

Fig. 6. P Belon, De aquatilibus, 1553


Fig. 7. C. Gessner, Historiae animalium, 1554


Fig. 8. Anonyme, Deux caméléons, v. 1550


Fig. 9. A. Coenen, Een Vremt Dier, v. 1555

Le caméléon chez Belon et Gessner

 

       La primeur en revient à Pierre Belon : en 1553, il dépeint un caméléon réaliste dans le récit de son voyage au Moyen-Orient. Ce réalisme se traduit surtout dans l’anatomie très particulière des pattes, rendue avec une grande exactitude [10]. Cette même illustration est reproduite la même année dans son De aquatilibus (Sur les animaux aquatiques) (fig. 6), et en 1555 dans la traduction française de cet ouvrage, La Nature et diversité des poissons avec leurs pourtraicts. En 1553, Conrad Gessner représente à son tour l’animal dans ses Icones (qui est la version abrégée du premier volume de son Historia animalium de 1551), et en 1554 dans le second volume de son Historia, intitulé Historiae animalium Liber II de Quadrupedibus oviparis (fig. 7). Cette image est très similaire à celle de Belon, notamment dans la reproduction précise des pattes et l’attitude générale de l’animal. Gessner a probablement reçu des demandes d’explication à ce sujet (et peut-être même des accusations de plagiat) de la part de ses lecteurs, car, en 1560, dans l’édition renouvelée des Icones, il reprend l’illustration du caméléon, mais en ajoutant un commentaire expliquant en détail comment il a obtenu cette illustration. Ce commentaire nous permet d’entrer dans les coulisses de la production d’une illustration zoologique :

 

Chamaeleontis icon, quam Venetiis olim a Petro Gillio accepi. Iohanni Caio Anglico tum haec tum a Bellonio posita imago, ad sceleton potius, quam ad vivum aut recens corpus depicta videntur.

(Voici l’image d’un caméléon que j’ai reçue il y a longtemps de Pierre Gilles de Venise. John Caius [Kay] d’Angleterre estime que cette illustration ainsi que celle que Belon a publiée sont basées sur un squelette, plutôt que sur un spécimen vivant ou récemment mort).

 

Malgré sa brièveté, ce commentaire est fort révélateur. Tout d’abord, il nous informe sur le rôle du réseau professionnel dans la pratique de l’histoire naturelle. Dès les années 1550, ce réseau est d’une importance capitale pour la science. Grâce à l’amélioration des moyens de transport et des services postaux, les érudits échangent, partout en Europe, non seulement leurs connaissances, mais aussi des illustrations ainsi que des spécimens : plantes séchées, semences et animaux. Gessner mentionne ici deux savants connus avec qui il était en contact, le zoologiste français Pierre Gilles (1489-1555) et le savant anglais John Caius (1510-1573).
       La raison pour laquelle Pierre Belon est mentionné ici semble claire : Gessner ne veut pas être accusé d’avoir plagié l’illustration de Belon. Cette accusation est d’avance réfutée par la précision subtile « Venetiis olim » [il y a longtemps de Venise] : Pierre Gilles habitait à Venise dans les années 1540, donc bien avant les publications de Belon – ce qui exclut toute possibilité de plagiat. En outre, Gessner semble suggérer que son illustration et celle de Belon remontent à une source commune, c’est-à-dire au même spécimen mort.
       Par ailleurs, la récente découverte, faite par Florike Egmond à la Bibliothèque universitaire d’Amsterdam, des albums de Félix Platter contenant les dessins que Gessner avait utilisés pour illustrer les deux premiers volumes de son Historia animalium [11], permet de reconstituer, de façon plus précise encore, le procédé suivi par Gessner (ou son illustrateur) afin d’illustrer le caméléon. Initialement, Gessner a utilisé comme modèle le dessin d’un caméléon mort (fig. 8), qui, d’après le commentaire cité ci-dessus, devait être identique à celui que Pierre Gilles lui envoya dans les années 1540. Entre ce dessin et l’illustration imprimée (figs. 7 et 8), ce sont surtout les ressemblances anatomiques suivantes qui frappent : la première partie de la queue et l’orifice anal de l’animal, le nombre des plis (figs. 11 et 12), la forme de la partie antérieure de la tête, et l’emplacement des narines. L’illustration de Gessner diffère, en cela, de celle de Belon (fig. 6) [12]. En revanche, elles ont toutes deux en commun l’attitude générale et la posture de l’animal, perché sur une branche, ainsi que la reproduction non réaliste de ses orbites enfoncées, qu’auront notée ceux qui connaissent les yeux protubérants du caméléon. Mais la similitude la plus frappante réside dans la précision avec laquelle les deux illustrateurs ont rendu la disposition des orteils du caméléon. Elle s’appuie sur des informations que Gessner et son illustrateur n’ont pas pu recueillir du dessin de Pierre Gilles. Ils ont donc dû recevoir des informations complémentaires bien précises, peut-être transmises par une lettre de Belon, accompagnée d’un dessin d’explication.
       Nous sommes ici en présence du principe d’imitation « idéale » ou « sélective », bien connu dans les arts picturaux et littéraires de la Renaissance  : en prenant comme point de départ la « réalité » zoologique ainsi que certains modèles picturaux et textuels, Gessner compose le caméléon « idéal ». Cette forme d’imitation est traditionnellement illustrée par deux exemples classiques courants : le mythe du peintre grec Zeuxis choisissant les plus belles femmes de Crotone, et l’image non moins célèbre de l’abeille butineuse, qui fabrique un miel supérieur à partir de nectars trouvés dans des fleurs d’essences diverses. La seconde forme d’imitation, qui est en quelque sorte le complément de l’imitation sélective, est l’imitation « directe », où l’artiste essaie de peindre son modèle de la façon la plus exacte possible [13]. L’exemple le plus célèbre d’imitation directe est celui des raisins peints par Zeuxis de façon si réaliste que les oiseaux venaient les picorer. Si, dans le cas de Gessner, la représentation du caméléon est un bon exemple d’imitation sélective, l’animal, ironiquement, va quant à lui devenir le symbole pictural de l’imitation « directe » grâce à sa faculté de mimétisme.
       L’image que Gessner et Belon ont donnée du caméléon devient bientôt la norme dans la littérature zoologique. Pour exemple, citons le Visboeck [Livre de poissons] d’Adriaen Coenen (1514-1587), poissonnier de la ville hollandaise de Scheveningen [14]. Il s’agit d’un album de dessins, réalisés et commentés par Coenen en personne, que les visiteurs pouvaient voir moyennant un supplément. La page consacrée au caméléon (fig. 9) donne un merveilleux exemple d’imitation sélective. L’illustration est copiée de Belon (et non de Gessner, sinon l’animal serait présenté en sens inverse). La partie supérieure du texte, rédigée en allemand, provient d’une traduction allemande de Pline. Le texte néerlandais qui suit est de la main de Coenen lui-même. Ce dernier n’hésite pas à ajouter certains éléments anecdotiques. Nous citons son texte intégralement, car il nous informe sur l’intérêt personnel que Coenen portait à cet animal, apparemment partagé par la milieu intellectuel dans lequel il évoluait, où le caméléon était une véritable curiosité :

 

Dese beeskens zijn niet groot zij zijn hier in Hollant wel van avonturiers ghebrocht die se om gelt lieten sien maer Ic en hebber gheen levendich ghesien Maer Ic hebber eens een doot gesien Tot Delft int cloester van Sinte Elisabet bij oude kerck Dit was gedroecht ende hinc in die pater zijn kamer dit was die pater die tot Leijden ghehangen worde van de Grave van der Marck Dese pater sach garen wat nieus Dit dierken was hem ghegheven van een avonturier die hier in Hollant met een vogelstruis was gecomen dien hij mede om gelt liet besien Dit gedroechde beesken was nie veel grooter dan een gemeen ratte.

(Ces animaux ne sont pas grands. Ils ont été apportés par des camelots [littéralement : aventuriers] qui les montraient moyennant un supplément, mais je n’ai jamais vu de spécimen vivant. Cependant, j’en a vu un mort à Delft au couvent Sainte-Elisabeth près de la Vieille Eglise. C’était un spécimen séché, suspendu dans la chambre du curé. C’est ce curé qui a été pendu à Leyde par le Comte van der Marck. Ce curé était avide de curiosités. Cet animal lui avait été donné par un camelot qui ici, en Hollande, était venu avec une autruche qu’il montrait moyennant un supplément. Cet animal séché n’était pas plus grand qu’un rat ordinaire).

 

Nous retrouvons également une illustration copiée de Belon et de Gessner dans le traité Des monstres et prodiges (1573) d’Ambroise Paré, chirurgien du Roi [15].

 

>suite
retour<
sommaire

[10] C’est ce qui est démontré par Ashworth, « Marcus Gheeraerts and the Aesopic Connection », Op. cit., p. 135 : « Le caméléon a une structure de patte très insolite – deux orteils extérieurs et trois orteils intérieurs pour les pattes de devant, et l’inverse pour les pattes de derrière. Lorsque l’animal est vu de côté, agrippant une branche, les orteils apparaissent dans une configuration 3-2-3-2. Belon nous montre exactement la même chose » (nous traduisons). Mais il est peu probable que Gessner ait repris directement ces détails précis de l’ouvrage de Belon, comme le croit Ashworth : les dates de publication sont trop proches, et les différences entre les deux images trop grandes.
[11] Fl. Egmond, « A Collection within a Collection. Rediscovered animal drawings from the collections of Conrad Gessner and Felix Platter », dans Journal for the History of Collections 25 (2) (2013), pp. 149-170.
[12] Au total, l’album de Félix Platter comporte quatre dessins représentant un caméléon. Les deux premiers reproduisent des spécimens morts et séchés, qui n’ont aucune ressemblance avec l’illustration imprimée de Gessner. Le troisième dessin est celui de Pierre Gilles. Le quatrième illustre un caméléon sur une branche. Ce denier dessin est une mauvaise copie de l’illustration imprimée de Belon : en particulier, la tête de l’animal est différente, et la structure du pied est mal rendue.
[13] Sur ces deux formes d’imitation, voir l’étude classique de Rensselaer W. Lee, Ut pictura poesis : The Humanistic Theory of Painting, New York, Norton, 1967 (réimpression de l’Art Bulletin 22 [1940], pp. 197-269).
[14] Sur Coenen, voir Fl. Egmond et P. Mason, The Whale Book. Whales and other marine animals as described by Adriaen Coenen in 1585, Londres, 2003. L’album de Coenen est disponible sur Internet : http ://www.kb.nl/bladerboek/visboek/browse/book.html ; pour la page consacrée au caméléon, voir f° 328 v°.
[15] Ashworth mentionne encore d’autres exemples, parmi lesquels le catalogue imprimé du cabinet de curiosités de Basil Besler, intitulé Continuatio rariorum (1622), et l’œuvre encyclopédique du compilateur écossais-polonais Jan Jonston, datant de 1650.