Inconstant et variable.
Le caméléon entre histoire
naturelle et emblématique
[1]
- Paul J. Smith
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Fig. 1. A. Alciato, Emblematum libellus, 1534


Fig. 2. A. Alciato, Livret des emblemes, 1536


Fig. 3. A. Alciato, Los Emblemas, 1549


Fig. 4. A. Alciato, Emblemata, 1577


Fig. 5. Anonyme, « Dese levendighe beeste […] », v. 1550

       A la Renaissance, le caméléon est un animal à la fois connu et inconnu. Les connaissances à son sujet proviennent, pour l’essentiel, de la description que Pline l’Ancien (Ier siècle ap. J.-C.) lui consacre dans son Historia naturalis :

 

Sa forme et sa grandeur seraient celles d’un lézard si ses jambes n’étaient pas droites et plus élevées ; la poitrine se confond avec le ventre, comme dans les poissons, et son épine, dorsale fait une saillie semblable. Son museau, autant que cela se peut dans un petit animal, ne diffère guère de celui du cochon. Sa queue est très-longue, finit par être très-mince, et forme des replis comme celle de la vipère. Ses ongles sont crochus ; ses mouvements sont lents comme ceux de la tortue. Son corps est écailleux comme celui du crocodile. Ses yeux sont enfoncés dans l’orbite, séparés par un intervalle étroit, très-grands et de la même couleur que le corps ; il ne les ferme jamais ; il regarde autour de lui, non par le mouvement de la prunelle, mais en tournant le globe entier de l’œil. Toujours la tête haute et la gueule ouverte, il est le seul de tous les animaux qui ne mange ni ne boive, et qui n’ait pas d’autre aliment que l’air. Redoutable vers la fin des jours caniculaires, il est le reste du temps inoffensif. La nature de sa coloration est ce qu’il y a de plus digne d’admiration ; en effet, il change souvent de couleur dans ses yeux, dans sa queue et tout son corps, et reproduit toujours celle dont il est voisin, excepté le rouge et le blanc ; mort il est de couleur pâle [2].

 

Qui connaît l’animal le reconnaîtra facilement dans la description de Pline. Mais pour qui ignore tout de lui, comme c’était le cas de la plupart des lecteurs médiévaux et pré-modernes, ce texte ne peut suffire à se faire une idée correcte de l’animal. En témoigne l’emblème que l’humaniste italien Andrea Alciat(o) (1492-1550) consacra au caméléon dans son Livre d’emblèmes (Emblematum Liber), paru en 1531. L’emblème (un genre dont Alciat est l’inventeur) est une figure symbolique constituée de trois parties : un motto (ici : « In Adulatores » [Contre les flatteurs]), une pictura et une subscriptio, poème en forme d’épigramme, qui, dans le cas présent, donne une brève description de l’animal, suivie d’une leçon de morale, déjà annoncée par le motto. Cette leçon de morale reprend ici les deux caractéristiques les plus remarquables de l’animal mentionnées par Pline – à savoir sa faculté de changer de couleur et sa curieuse habitude alimentaire –, pour les appliquer aux courtisans, qui eux aussi changent de couleur, autrement dit tournent avec le vent, et ne vivent que de l’air, c’est-à-dire de la flatterie. Voici la description d’Alciat :

 

Semper hiat, semper tenuem qua vescitur auram,
Reciprocat chamaeleon,
Et mutat faciem, varios sumitque colores,
Praeter rubrum vel candidum :
Sic & adulator populari vescitur aura
Hiansque cuncta devorat,
Et solùm mores imitatur principis atros,
Albi & pudici nescius.

 

Et sa traduction (1536) par Jean Lefèvre, le premier traducteur d’Alciat :

 

Flateurs.
Cameleon sousflant sans cesse,
Vivant dair, na fixes couleurs.
Adonc bleu, verd, ou jaulne, & laisse
Rouge & blanc, taincts de grandz valeurs.
Flateurs de Prince ont telz malheurs,
Mangeans peuple en ville & cite.
Des meurs du prince grands parleurs :
Fors de blancheur & purite [3].

 

Or, dans la version originale de l’emblème d’Alciat, l’illustrateur anonyme – peut-être Jörg Breu (ou l’imprimeur, Heinrich Steyner) – n’a pas osé reproduire une image du caméléon. A la place de l’illustration attendue, il laisse un espace vide, où il se contente de mentionner la référence au passage de Pline que nous avons cité plus haut : « De Chameleonte vide Plin. natur. histor. libro. VIII. Cap. XXXIII ». Seules les éditions plus tardives présentent une illustration de l’animal. Pour réaliser celle de 1534 (fig. 1), l’artiste fut obligé de suivre la description de Pline le plus fidèlement possible, prouvant par là même qu’il n’avait jamais vu l’animal : le caméléon devient, sous ses traits, un petit monstre au corps de poisson écailleux, aux jambes longues et raides pourvues de griffes pointues, avec une tête de cochon et une queue bizarrement tournée en spirale. Dans ce dernier cas, il est clair que l’illustrateur a mal interprété la comparaison que fait Pline avec une queue de vipère enroulée.
       C’est seulement à partir de 1536 que l’animal commence à ressembler quelque peu à un caméléon (fig. 2), bien qu’il fasse parfois plutôt penser à un hérisson (ou à un opossum mouillé, comme le suggère William B. Ashworth, dans sa perspective américaine [4]), pourvu d’une queue courbée vers le haut : c’est ainsi que le présente l’illustration attribuée à Pierre Eskreich, réalisée pour la traduction française de Barthélemy Aneau, et publiée en 1549 (fig. 3) [5]. Il faut attendre l’édition de 1577, imprimée par Christoph Plantin à Anvers, pour trouver un caméléon plus ou moins réaliste (fig. 4). La question est donc de savoir ce qui est arrivé à l’animal et à son image entre 1549 et 1577.
       Dès les années 1540, il apparaît que le caméléon devient de plus en plus connu, car l’animal se trouve régulièrement exposé dans les cabinets de curiosités. Ainsi, François Rabelais (ou plutôt son narrateur) rapporte qu’il a pu admirer un caméléon dans le cabinet du médecin lyonnais Charles Marais – malheureusement, nous ne savons pas exactement quand [6]. Nous sommes en revanche beaucoup mieux informés sur le spécimen qu’on pouvait admirer, moyennant finances, vers 1550, chez un poissonnier d’Anvers prénommé Jan de Klerk, alias « Lekkere Haring » (« Hareng Savoureux »). Le dépliant publicitaire de Jan de Klerk [7] présente une illustration remarquablement réaliste [8] de l’animal (fig. 5), ainsi que le texte promotionnel suivant :

 

Dese levendighe beeste is te besien Thantwerpen ten huyse van Jan de clerck alias Leckereuheerinck woenende voorbisinte Michielsclooster indie lepelstraete / daar suldijse levende sien ende sy verandert haer in alder ley calueren daer hijse op set / dwelck en eet noch en drinckt / maer alleen leeft vander locht / Ende is gheheeten Campelion [9].

(Cet animal vivant est à voir à Anvers, dans la maison de Jan de Klerk alias « Lekkere Haring » (« Hareng Savoureux »), qui habite après le monastère Saint-Michel dans le Lepelstraat. Vous pouvez le voir vivant ; il prend la couleur du lieu, où il se pose  ; il ne mange ni ne boit, car il ne vit que de l’air ; et il s’appelle Campelion).

 

Mais tout cela reste très local. Et c’est surtout grâce aux naturalistes, en particulier du zoologue et voyageur français Pierre Belon du Mans (1517-1564) et du médecin, zoologue et linguiste zurichois Conrad Gessner (1516-1565), que la connaissance de cet animal va véritablement prendre son essor.

 

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sommaire

[1] Ce texte est l’actualisation d’un article publié en néerlandais : « Een veranderlijk dier. De kameleon tussen natuurlijke historie en emblematiek », De Boekenwereld 29 (1) (2012), pp. 33-43. Cette mise à jour a été réalisée dans le cadre du projet de recherche Cultural Representations of Living Nature : Dynamics of Intermedial Recording in Text and Image (ca. 1550-1670) (NWO – Université de Leyde). Nous tenons à remercier Aurore Evain pour sa lecture critique d’une première version du présent article.
[2] Pline l’Ancien, Histoire naturelle, tome premier, trad. M.E. Littré, Paris, J.J. Dubouchet etc., 1848, p. 337. Lisible sur le site de la Bibliothèque médicale Medic@ (date de consultation : le 19 novembre 2013).
[3] A. Alciat, Livret des Emblemes, Paris, Chrestien Wechel, 1536, n. p.
[4] W. B. Ashworth, Jr., « Marcus Gheeraerts and the Aesopic Connection in Seventeenth-Century Scientific Illustration », Art Journal, 44: 2 (1984), p. 136. Le présent article doit beaucoup à cette excellente recherche. Cependant, depuis 1984, on dispose de beaucoup plus d’informations, ce qui permet de faire une reconstitution plus précise de l’image que l’on se faisait de l’animal au XVIe siècle.
[5] Nous reproduisons ici l’illustration présente dans une traduction espagnole publiée la même année.
[6] Fr. Rabelais, Œuvres complètes, éd. Mireille Huchon, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1994, p. 801 : « J’y vy un Chameleon, tel que le descrit Aristoteles, et tel, que me l’avoit quelquefois monstré Charles Marais, medecin insigne en la noble cité de Lyon sur le Rosne : et ne vivoit que d’air […] ».
[7] I. Faust, Zoologische Einblattdrucke und Flugschriftte vor 1800, volume 1, Wirbellose, Reptilien, Fische, Stuttgart, Anton Hiersemann, 1998, pp. 142-143.
[8] On remarque surtout la forme particulière des pattes de l’animal – nous y reviendrons.
[9] Faust, Zoologische Einblattdrucke, Op. cit., p.142.