L’expression de l’émotion dans les épitaphes
de sépultures d’enfants.
Pour un corpus hétérogène : texte, image, objet

- Catherine Ruchon
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Fig. 24. Cimetière ancien de Montreuil, 2001

Fig. 25. Ange et doudou. Cimetière de Pantin, 2006

Fig. 26. Cimetière de Thiais, années 2000

Fig. 28. Cimetière de Montparnasse, 1985

      Dans le corpus étudié ici, la présence d’objets sortis de leur contexte d’usage (doudous, jouets…) semble vouloir attirer l’attention du visiteur sur un fait « choquant » : l’âge de la personne enterrée. Le texte ne joue plus du tout ici son rôle d’ancrage (c’est-à-dire de confirmation) ni même de relais (de complémentarité) [49], il semble au contraire désolidarisé. En d’autres mots, ces images et ces objets ne respectent pas le contrat d’affordance [50] pour lesquels ils ont été programmés : la photographie d’un bébé souriant (figs. 7 , 8  et 11 ) n’est pas en principe attendue sur une tombe, non plus qu’une peluche (figs. 1 , 23  et 24) ou qu’une petite voiture (fig. 24), qui sont conçues pour le jeu et non pour la mort et le silence. Cette non-cohésion entre texte et image/objet va à l’encontre d’une doxa qui voudrait que l’harmonie règne entre le discours textuel et le message délivré par l’image. On pense à la notion d’ekphrasis dont le sens antique de descriptions vivantes et détaillées s’élargit dans sa conception moderne aux représentations verbales des œuvres d’art [51], ou encore à la « production mixte de discours et d’image » [52]. Le contraste est aussi frappant entre l’abondance d’objets intimes et l’absence totale d’épitaphes sur les tombes où seule figure une inscription identitaire (nom-prénom-dates de naissance et de décès-âge), comme sur cette tombe du cimetière de Bagneux (fig. 1 ). Au cimetière de Batignolles, l’une des tombes (fig. 5 ) est recouverte de figurines (Obélix, clowns…) et là encore, l’épitaphe est très impersonnelle : « A notre fille. Notre pensée est toujours vers toi ». Au cimetière de Montreuil (fig. 24), les jouets exposés (petite voiture, peluche, oursons) inscrivent un écart avec le caractère conventionnel des épitaphes (énoncés-dédicaces et texte utilisant l’oiseau comme intermédiaire « Petite mésange, mon amie, redis-lui sans cesse combien nous l’aimons »). Au cimetière de Montparnasse, les épitaphes stéréotypées que l’on peut lire sur la figure 18 appartiennent à un ensemble sémiotique très riche, où la tombe est couverte d’objets hétéroclites : figurines, objets touristiques (Tour Eiffel), petits verres, sculpture probablement réalisée par l’enfant, photographie encadrée… (fig. 6 ). Ce doudou qui enlace une statuette d’ange (fig. 25), stéréotype par excellence d’une tombe d’enfant, est un exemple explicite de l’incongruité de l’objet et de son apparente discordance avec le texte (« Souvenir. A notre fils »).
      Alors que les mots semblent mis en échec (ils ne permettraient pas de dire ce que l’on se plaît à nommer l’indicible), les endeuillés se conformant à l’usage et reproduisant des textes « déjà là » de génération en génération (« Regrets », « Souvenir »…), les objets ou leur mise en scène apparaissent comme une expression personnelle et peu conventionnelle, dérogeant à l’ordre établi. Le support matériel de l’épitaphe semble aussi remis en question : la stèle, la plaque, où sont gravés « à jamais » les mots d’adieu. Aujourd’hui, lorsque les épitaphes sont personnalisées, elles sont inscrites sur des supports moins atemporels, des papiers, des pancartes, des petits cailloux, ou même un ballon (fig. 26). L’écriture épitaphière paraît ainsi se déplacer sur des objets ne relevant pas de l’univers funéraire mais appartenant au quotidien, tandis qu’une plaque à graver appelle un texte traditionnel. Au XXIe siècle, certains parents semblent donc non seulement renoncer aux formules toutes faites mais aussi à l’art funéraire traditionnel (stèle, plaques, médaillons photo, statues d’ange…). Par exemple, les photographies ne sont plus sur des médaillons standardisés pour la mort mais encadrées de façon moins éternelle et plus quotidienne (fig. 2 ).
      La mise en scène de doudous ou d’autres objets familiers mais décontextualisés (sortis de leur contexte d’usage) peut surprendre. Elle interpelle. L. Althusser, dans son chapitre sur l’« Idéologie et appareils idéologiques d’Etat », explique en quoi l’idéologie interpelle l’individu en sujet [53]. Ces objets insolites jouent le même rôle qu’une apostrophe du type « hé, vous, là-bas ! » qui fera se retourner la personne concernée. Ils jouent ce même rôle mais l’écho de leur interpellation se répercute sur tous les visiteurs. Ainsi, il semblerait que l’interpellation faite par l’idéologie religieuse chrétienne, par Dieu défini comme le sujet suprême, sur chacun des individus-sujets, rejaillisse sous une autre forme. Ces objets ne disent pas « oui, c’est bien moi/lui » (contrairement aux épitaphes traditionnelles) mais « voyez, c’est mon enfant qui est là, sous la terre, au lieu d’être dans son lit avec les peluches qui prennent la pluie sur le marbre tombal ». Le nombre d’objets se rapportant à Noël (sapin, couronne de Noël, mini paquets cadeaux…) est assez frappant à cet égard (figs. 27  et 28). L’interpellation ne vient plus « d’en haut » mais d’en bas, des individus-sujets interpellant d’autres individus-sujets, et ce faisant tentant de s’extraire de l’idéologie religieuse et de regagner leur autonomie. Ce mouvement est favorisé par l’individualisation progressive de la mort dans les sociétés occidentales et contemporaines, qui permettent ainsi de nouveaux rituels. L’interpellation opérée par ces objets insolites s’oppose au préconstruit d’une conception de la mort comme « devant être acceptée » et sur la doxa de la résignation religieuse (qui passe par des épitaphes empruntées à des textes bibliques mais aussi par des énoncés laïcs).

 

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[49] R. Barthes, « Rhétorique de l’image », dans Communications, 4, 1964, pp. 44-45
[50] J. J. Gibson, The Ecological Approach to Visual Perception, Hillsdale, Lawrence Erlbaum, 1979.
[51] C. Schöch, « L’ekphrasis comme description de lieux : de l’antiquité aux romantiques anglais », Acta Fabula, Novembre-Décembre 2007, [en ligne].
[52] M. Morel, « Les Enjeux ekphrastiques de la montagne à l’époque romantique », dans P. Birgy (dir.), Anglophonia, Montagne, vol. 23, Toulouse, Presses Universitaires Mirail, 2008, pp. 63-70.
[53] L. Althusser, Positions, Op. cité, pp. 81-137, et plus particulièrement pp. 122-127.