L’expression de l’émotion dans les épitaphes
de sépultures d’enfants.
Pour un corpus hétérogène : texte, image, objet
- Catherine Ruchon
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Fig. 7. Cimetière d’Agnello, 1933
Fig. 8. Cimetière ancien de Montreuil, 1985
Fig. 9. Cimetière de Saint-Ouen, 1954
Fig. 10. Cimetière de Bagneux, 2006
Ainsi, l’aspect social de la mère en deuil a été effacé avec les expressions grecque et latine qui la désignaient. La mère éplorée par la mort de son enfant n’est plus acceptée que dans le domaine circonscrit de l’art religieux et la langue française ne nous offre aujourd’hui que des paraphrases encombrées de prédicats et de compléments pour définir celle « qui a perdu son enfant », « la mère dont l’enfant est mort », « la mère privée de son enfant ». Et aucune de ces désignations ne s’est lexicalisée. Yvonne Cazal établit une relation causale entre l’absence de mots pour la mère qui a perdu son enfant et la défiance des ecclésiastiques à l’égard d’un deuil trop marqué des mères qui révèlerait un manque de foi et la dénégation de la résurrection [19]. Par ailleurs, dès l’Antiquité, « les cités grecques cherchaient à limiter étroitement l’expression de désespoir des mères de combattants tués au combat » qui menaçait les intérêts de la cité [20]. La mère doit donc sortir glorifiée et apaisée du martyre de ses fils qui par la mort accèdent à la vie éternelle et contribuent à la gloire de Dieu et de la nation. L’absence et la disparition de mot pour désigner l’état de parent endeuillé, qu’il soit purement descriptif (mater orba) ou qu’il traduise un état émotionnel (mater dolorosa), révèle le refus de considérer le statut du parent endeuillé et sa douleur. Pour Louis Althusser, le rôle idéologique de l’Eglise ne fait aucun doute :
Or, dans la période historique pré-capitaliste que nous examinons a très larges traits, il est absolument évident qu’il existait un appareil idéologique d’Etat dominant, l’Eglise, qui concentrait en elle non seulement les fonctions religieuses, mais aussi scolaires, et une bonne partie des fonctions d’information et de « culture ». Si toute la lutte idéologique du XVIe au XVIIIe siècle, depuis le premier ébranlement de la Réforme, s’est concentrée dans une lutte anticléricale et antireligieuse, ce n’est pas par hasard, c’est en fonction même de la position dominante de l’appareil idéologique d’Etat religieux [21].
Est-ce un effet de cette lutte anticléricale, toujours est-il que des auteurs comme Philippe Ariès, Jean-Didier Urbain ou Marie-France Morel s’accordent à penser que les épitaphes des XVIIIe et XIXe siècles étaient beaucoup plus bavardes et plus empreintes d’émotion qu’aux siècles précédents où figuraient simplement une inscription identitaire parfois accompagnée d’un bref éloge ainsi que d’une prière à Dieu pour l’âme du défunt [22]. En revanche, dans l’Antiquité, les épitaphes de tombes d’enfants étaient souvent très tristes [23].
Les énoncés sur la mort de l’enfant reposent sur un préconstruit puissant, la mort du Fils. Le Christ est l’archétype de l’enfant sacrifié, de l’enfant martyr. La Vierge Marie est quant à elle le modèle de la mère qui doit accepter le sacrifice et la mort de son enfant, qui doit espérer en la résurrection. Dans cette perspective chrétienne, l’enfant décédé précocément est assimilé à la figure de l’ange, ange gardien, intercesseur. Ce qui se traduit par une abondance de statuettes d’anges sur les tombes et par des épigraphes funéraires sollicitant très souvent cette figure («Ange du ciel prie pour nous »). Face à la perte de son enfant, la mère se trouve prise malgré elle dans un réseau de préconstruits qui valorise le sacrifice et la pousse à l’acceptation. La transmutation de l’enfant en ange implique une nécessaire soumission.
On voit donc que la retenue des épitaphes n’est pas uniquement due à une maxime conversationnelle de décence émotionnelle, elle relève aussi d’évidences et de préconstruits religieux. Dès lors, les conditions de production, au sens althussérien de l’expression, conditionnent idéologiquement les discours épitaphiers qui sont (pré)déterminés par leur extérieur. Le contraste est flagrant entre des épitaphes normées par les conventions et les objets qui accompagnent ces épitaphes, tout particulièrement à la fin du XXe et au début du XXIe siècles. Aux supports traditionnels des épigraphes funéraires (plaques, stèle, croix), s’ajoutent des supports fantaisistes et moins durables (papiers, cailloux scripturaux…).
Les stéréotypes langagiers et visuels
Au XXe et XXIe siècles, les inscriptions funéraires traditionnelles sont très modélisées, bien plus semble-t-il qu’au XIXe siècle [24]. « "La présentation" des sentiments à un public » [25] se fait au travers de discours reproductibles. Les marbriers soumettent des modèles textuels aux personnes endeuillées, au travers des vitrines de leurs magasins qui contiennent profusion de plaques funéraires ou de catalogues. Les Pompes Funèbres proposent aussi des modèles d’énoncés-type, tout comme les imprimeurs spécialisés dans la rédaction de faire-part. Il est bien sûr tout à fait possible de préparer un texte personnalisé. Cependant, j’ai pu constater lors de mes visites dans les cimetières que les formules stéréotypées l’emportaient largement sur les épitaphes personnalisées. Même si les phénomènes de figement langagier offrent de grandes résistances aux tentatives classificatoires [26], il semble que l’on peut distinguer dans ce corpus d’épitaphes deux types de stéréotypes : les formules et les aphorismes.
Les formules
Le terme « formule » a été travaillé dans le domaine du discours politique par Jean-Pierre Faye, et à sa suite, par Alice Krieg-Planque. Cependant les formules que j’étudie ici diffèrent des formules du discours politique et des expressions figées en général sur deux points :
Les discours pré-formulés permettent dans de nombreuses circonstances de standardiser le discours, d’échapper sur le plan pragmatique à certains « loupés » de l’échange. On parle alors de pragmatème [29]. Les formules de mon corpus (formules de regret et de souvenir, formules religieuses) entretiennent un lien de similitude avec les formules de politesse, et exercent elles aussi une fonction de masquage, le plus souvent par leur caractère lacunaire. L’émotion est lissée, neutralisée. Si les formules jouent un grand rôle énonciatif dans l’échange, ces « avant-dire collectifs » [30], ces « séquences préformées » [31], permettent aussi et surtout, en ce qui nous concerne ici, d’énoncer de façon neutre et dépassionnée des faits tristes (faire-part de deuil, petite annonce nécrologique) ou difficiles à vivre. La perte d’un proche étant considérée dans notre culture comme responsable de l’une des émotions les plus fortes, on aurait pu penser que celle d’un enfant susciterait des textes moins conventionnels. Il n’en est rien. Qu’on en juge par ces épitaphes parmi les plus fréquentes :
Ici repose (figs. 7 et 8) : formule récurrente
Souvenir (figs. 9 et 10) : employée tout au long du XXe siècle et au XXIe siècle
Regrets (fig. 11) : employée tout au long du XXe siècle
Regrets éternels (fig. 9) : semble très fréquente fin XIXe et jusque dans les années 1960
Ces formules obéissent à des caractéristiques formelles [32] :
Lorsqu’il y a un co-texte, la formule vient souvent conclure l’épitaphe, qu’il s’agisse d’une épitaphe strictement identitaire (nom, prénom, dates) ou d’un énoncé personnalisé. En revanche, la formule « Ici repose » est introductive. On retrouve ainsi deux fonctions phatiques propres à la formule de politesse, introductive et conclusive. En voici un exemple provenant de la tombe d’un enfant décédé en 1944 (fig. 12), où la formule « souvenir » introduit un discours par ailleurs assez long et précis, et que vient conclure la formule « regrets éternels » :
SOUVENIR
A NOTRE FILLE
[NOM PRENOM]
NEE A NICE LE 20-9-36
VICTIME DU BOMBARDEMENT DE
LEVENS LE 2-8-44
SA MORT INATTENDUE
A BRISE NOTRE CŒUR
A TOI LE CIEL ET SES GRANDEURS !
A NOUS LA TERRE ET SES DOULEURS !
REGRETS ETERNELS
On peut donc ainsi résumer les valeurs et fonctions de ces formules épitaphières :
[19] « Il semblerait qu’une telle disparition tient à la réticence de l’Eglise chrétienne face à l’expression du deuil en général, singulièrement de celui des mères, pour lesquelles la figure de la Vierge Marie, mère en deuil d’un fils mort mais ressuscité, est constitué durablement en modèle aussi populaire que théologiquement surveillé (dans « Une lacune qui fait parler : quand le discours spontané sur le lexique s’exerce sur la lacune lexicale : “mère-qui-a-perdu-son-enfant” », Recherches Linguistiques, 30, Achard-Bayle G. et Lecolle M. (éds.), Université Paul Verlaine-Metz, 2009, p. 108).
[20] Ibid.
[21] L. Althusser, Positions, Op. cit., p. 104.
[22] P. Ariès, L’Homme devant la mort, tome 1, Paris, Editions du Seuil, 1977, pp. 215-217.
[23] Voir M.-F. Morel « La mort d’un bébé au fil de l’histoire », Spirale 3/2004 , N° 31, p. 31.
[24] Cela demanderait bien sûr à être validé par un plus large corpus.
[25] P. Paperman, « Les émotions et l’espace public », art. cit., p. 96.
[26] Voir à ce sujet ce qu’écrit J.-C. Anscombre des proverbes, dictons, sentences et maximes : Anscombre, « Les Proverbes : un figement du deuxième type ? », Linx, 2005, pp. 18-19.
[27] C. Schapira, Les Stéréotypes en français : proverbes et autres formules, Paris, Ophrys, 1999, p. 15.
[28] B. Lamiroy, « Les Notions linguistiques de figement et de contrainte », Linguisticae Investigationes 26(1), 2003, pp. 1-14.
[29] Un pragmatème est une expression lexicale contrainte par la situation, par les conditions pragmatiques, de son emploi. Cette notion est présentée par I. Mel’čuk, « Collocations and Lexical Functions », dans A. P. Cowie (ed.), Phraseology. Theory, analysis, and applications, Oxford, Oxford University Press, 1998, pp. 23-53. Voir aussi X. Blanco, « Les pragmatèmes : définition, typologie et traitement lexicographique », 2013.
[30] M.-A. Paveau, Les prédiscours. Sens, mémoire, cognition, Op. cit., p. 38.
[31] E. Gülich et U. Krafft, « Le Rôle du “préfabriqué” dans les processus de production discursive », dans Martins-Baltar (dir.), La Locution entre langues et usages, Fontenay-aux-Roses, ENS-Editions, 1997, p. 243.
[32] On pourra s’étonner de voir catégorisé comme « formule » des énoncés à un terme (« Regrets », « Souvenir »). Cependant, il s’agit bien ici d’éléments partiellement lexicalisés dans un contexte précis (épitaphe funéraire) et que l’on retrouve dans d’autres contextes (formules de politesse comme le « Cordialement » de conclusion d’une lettre).
[33] Lire notamment I. Mel’čuk, « Tout ce que nous voulions savoir sur les phrasèmes, mais… », Cahiers de lexicologie, revue internationale de lexicologie et de lexicographie, N°102, 2013, pp. 129-149.
[34] J. L. Austin, Quand dire c’est faire, trad. G. Lane, Paris, Seuil, 1991 [1962].