Présentation
- Olivier Leplatre
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      L’opération de remontage débouche nécessairement sur des modifications de la signification, de plus ou moins grande ampleur. Il conduit notamment à défaire, déjouer ou mettre en crise le sens premier et à opérer de nouveaux choix stratégiques. Ces déplacements s’accompagnent d’une modification de la perception et des habitudes que le regard a pu adopter ou que l’on a voulu lui faire prendre. Les interventions sur le texte et les images qui visent au démantèlement du premier lien les ayant assemblés viennent donc se confronter au déjà-vu et au déjà-lu (et même au trop-vu et au-trop lu). Elles entendent dérouter, avec plus ou moins d’ironie, le familier, résister à la tentation du cliché, avant que textes et images ne se sclérosent, et de l’idéologie qu’il véhicule.
      A moins que dans une perspective inverse, le démontage et le remontage ne contribuent à figer le sens, en le forçant, en le rappelant à l’ordre, en le recadrant. Il n’est pas toujours certain effectivement que ces opérations redonnent aux supports une plus-value de signification ; elles peuvent tout autrement réduire leur portée et leur ambition, les mettre au service de la propagande ou simplement leur faire perdre la puissance d’expressivité qui avait présidé à leur assemblage originaire. Si le remontage a souvent des vertus dialectiques et ravive les matériaux qu’il réajuste, on n’oubliera pas d’autres cas où il les affadit, les vide de leur pertinence ou les embrigade avec mauvaise foi.
      Le remontage remet en jeu les pièces qui constituent un premier ensemble, les caractérisant alors moins par leur force propre que par leur positionnement et par le lien qui les rattache à leur contexte et dont précisément ils se détachent. Il entraîne des perturbations dans les effets de lecture (c’est-à-dire aussi dans la coordination du lire et du voir) et il envisage sur nouveaux frais leur valeur, en l’enrichissant ou en l’appauvrissant. Il réclame des protocoles herméneutiques différents et dépend de mécanismes de réinterprétation. Il permet encore de mesurer par exemple jusqu’où peut aller la dénaturation des textes ou des images et d’évaluer la marge de liberté dans leurs emplois.
      Il est encore nécessaire de se demander, bien entendu, qui démonte et qui remonte. Il arrive que celui qui a produit le montage initial veuille revenir sur son œuvre pour dégager en elle des virtualités ou pour procéder sur elle à des manipulations plus destructrices. Mais un autre, artiste ou non, peut aussi décider de s’approprier une œuvre antérieure, de la détourner, de la revisiter et la traduire en fonction de circonstances différentes et éventuellement dans d’autres systèmes de signes. Le remontage n’oblige-t-il pas en conséquence à penser l’auteur et ses droits, à s’interroger sur la propriété artistique et la libre circulation des œuvres… ?
      Le remontage propose enfin une réflexion sur le temps considéré souvent aux yeux de la postmodernité dans sa dimension nostalgique, ou comme un effondrement historique selon Ernst Bloch quand il indique la puissance d’effraction des avant-gardes : « […] le montage arrache à la cohérence effondrée et aux multiples relativismes du temps des parties qu’il réunit en figures nouvelles. Ce procédé n’est souvent que décoratif, mais c’est souvent déjà une expérimentation involontaire, ou, quand il est utilisé sciemment, comme chez Brecht, c’est un procédé d’interruption, qui permet ainsi à des parties fort éloignées auparavant de se recouper. Ici, grande est la richesse d’une époque à l’agonie, d’une étonnante époque de confusion où le soir et le matin se mêlent dans les années vingt. Cela va des rencontres à peine ébauchées du regard et de l’image jusqu’à Proust, Joyce, Brecht et au-delà. C’est une époque kaléidoscopique, une "revue" » [4]. Dans la perspective d’auteurs qui n’ont cessé de les théoriser et de les mettre en œuvre au sein de leur pensée critique, comme Aby Warburg, Walter Benjamin et aujourd’hui, dans leur sillage Georges Didi-Huberman, les opérations de montage, démontage, remontage, que l’on essayera dans ce colloque d’appréhender ensemble, supposent de se rendre sensible aux phénomènes d’anachronismes et d’hétérochronies. Car ces gestes associés parviennent à déchirer le tissu de l’actuel, à le faire sortir de ses gonds pour intégrer ce qui appartient au passé ; et de même, ils obligent rétrospectivement à relire ce passé à la lumière du présent et tout aussi bien à le réinventer. Le remontage travaille par discontinuité : des matériaux, du temps, de l’art. Il fait surgir la fécondité des survivances, traverse le temps pour en remonter le cours ou en accélérer les flux.

 

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[4] E. Bloch, Héritage de ce temps, Paris, Payot, 1978, p. 9.