Seul tenir.
Notes sur Titus-Carmel, l’élan végétal
& la mémoire brûlée

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Fig. 16. G. Titus-Carmel, L’Herbier
du Seul II.3,
2005

Fig. 17. G. Titus-Carmel, Memento mori n° 1, 2001

Fig. 18. G. Titus-Carmel, Forêt bleue n° 1, 1995

Recouvrements

 

Il faudrait aussi dire un mot des collages. Parfois bord à bord, ils sont plus souvent des superpositions, jouant d’imparfaites transparences.

Les planches de L’Herbier du Seul accueillent ainsi des feuilles de journal, partiellement recouvertes de lavis d’acrylique (fig. 16).

Parfois une date, 2004, émerge ; parfois un toponyme, Saint-Jacques, apparaît encore. Que s’est-il passé qu’un journal a pensé recueillir ? On ne le sait plus.

Ce n’est encore que découpe, recouvrement, effacement.

C’est un écrit qui s’oublie. Du quotidien qui disparaît, Perec dirait de l’infra-ordinaire, emporté dans la caducité générale.

Des faits divers, des nécrologies, en langues variées, lettres et idéogrammes – des faits de presse de par le monde. On pense à Olivier Rolin, à son Invention du monde, recueil d’événements dispersés mais contemporains d’une nuit de solstice, dont le romancier a su faire œuvre.

Ici, ce sont des journaux maculés. Comme tachés du sang que leurs informations déversent et qu’ils assèchent.

Mais ils n’obsèdent pas l’image. Ils n’apparaissent que dans un angle seulement de la marqueterie générale. Comme un rappel, discret, que le monde est là.

Qu’il n’y a pas que ces lavis superbes qui l’estompent, qui le lavent de lui-même.

Des feuilles sur des feuilles, ainsi va le monde.

Le papier journal retourne au végétal. Tel est le cycle des choses.

Vanitas vanitatum et omnia vanitas.

Sauf que dans la Bible, c’est poussière que l’on redevient, matière morte, quand ici c’est la vie sans cesse relancée d’un feuillage, d’une arborescence qui s’impose. De la vie toujours qui reprend.

Bien sûr, l’esthète dira que ces papiers-journaux ne sont là que pour leur matière, leur couleur, pour offrir une tonalité différente au fond sur lequel s’épanouissent les tracés emportés de vie d’un geste pictural. Et qu’il n’y a pas lieu d’en faire une métaphysique.

Mais en est-on si sûr ?

Le livre que Gérard Titus-Carmel consacre à Edvard Munch, Entre chambre et ciel, s’ouvre sur un autoportrait du peintre norvégien. Il y caresse, embrasse peut-être, le squelette d’une mort pareillement striée de côtes. Et l’exergue du livre, emprunté à l’auteur du Cri, n’est peut-être pas choisi pour parler seulement de lui :

 

Tu feras de grandes choses – Des œuvres immortelles sortiront de tes mains – Oui je le sais – oui mais seras-tu capable de rejeter loin de toi le serpent qui se terre au fond de ton cœur ? – Non tu ne le pourras jamais.

 

Sans doute y a-t-il quelque risque à transposer à l’un ce qu’il dit de l’autre : la terreur, l’angoisse qui marquent les tableaux de Munch ne se manifestent pas dans ceux de Titus-Carmel – je viens même de soutenir le contraire. L’espace n’y respire pas pareil. Etouffant chez l’un, il paraît se déployer sans limites chez l’autre, s’élargir, même, dans les séries qui le prolongent.

Mais, quand bien même leurs œuvres respectives paraissent si étrangères l’une à l’autre, consacrer un livre à Munch ne se décide pas sans trahir quelque affinité.

De fait, c’est Yves Bonnefoy qui l’écrit, la couleur chez Titus « s’inscrit sur le fond [d’un] deuil [9] ». Pour le poète qui redevient essayiste, il s’agit du deuil de la capacité des mots à dire l’expérience du monde, la réalité « qui se dérobe à leur prise [10] ».

A vrai dire, je ne suis pas si sûr que le partage se fasse ainsi. Ni que la défiance de Titus envers les mots ait engendré la vive puissance de ses couleurs et des gestes qui l’épanouissent dans ses œuvres picturales. Il y a là, me semble-t-il, un fond de théorie plus propre à Bonnefoy qui n’aura cessé de chercher à restituer en poésie cette présence que selon lui le langage déserte. La quête verbale de Titus-Carmel est d’une autre nature.

Mais on ne peut que souscrire au propos de Bonnefoy lorsqu’il souligne dans les peintures de Titus « leur qualité d’épiphanie simple, par quoi se dissipe l’angoisse ». Et se réjouir que leur beauté fasse ainsi accueil à d’autres pensées, d’autres perceptions. L’œuvre de Titus résonne en chacun et il me plaît que Bonnefoy, comme tant d’autres qui ont conçu des livres avec lui, et médité devant ses cimaises, s’y soit à sa manière retrouvé.

Epiphanie, donc : entendez-le au sens de Joyce ou de Conrad, revisité par Bonnefoy lui-même, par Jaccottet et une certaine poésie de la présence. Non pas tant l’hommage rendu à quelque sauveur nouvellement né, mais ce moment d’émerveillement que suscite une lumière particulière, un instant de grâce prélevé sur le cours commun des choses ; ce moment fût-il déchristianisé, comme il l’est pour la plupart de ces auteurs.

Epiphanie comme moment de grâce et de paix. C’est ce que procurent à qui les regarde les œuvres de Titus-Carmel, je le disais en ouverture. Et si elles ne conservent rien de la mythologie attachée à ce mot, elles n’en retrouvent pas moins ses espèces, déclinées selon les diverses séries : la mandorle empruntée aux figures de gloire, la jarre des Egéennes – qui accueille l’huile –, les palmes des Forêts et Feuillées, les crânes des Memento mori. Ce sont, à travers les emblèmes de croyances anciennes, les formes chargées d’apporter apaisement et recueillement.

Le peintre veut « glisser une paix au revers du dire » (Ici rien n’est présent).

 

Cette vie profuse dont bruissent les Feuillées et les Forêts accuse ainsi par défaut, par contrepoint, la finitude de l’être humain. Car il n’y a guère, dans les peintures de Titus-Carmel, de figure humaine qu’affrontée à la mort.

La série des Memento mori (fig. 17) n’est pas sans évoquer les vanités du XVIIe siècle, où quelque crâne toujours récuse la beauté somptueuse des coupes de fleurs et de fruits. Les renvoie à leurs natures mortes.

Mais, chez Titus, le crâne s’est séparé des brassées de feuillages aux teintes florales.

Et des Nielles aux Forêts, le thorax de souffrance s’est végétalisé (fig. 18).

Son encre s’est colorée. La vie s’est émancipée de ce qui la contraignait à contempler sa fin prochaine. Elle jaillit, profuse, élancée, vibrante. Elle est le jaillissement.

Quignard dirait le Jaillir.

Elle s’est faite promesse d’un devenir. Illum oportet crescere me autem minui, lit-on sur le retable d’Issenheim, « Il faut qu’il croisse et que je diminue ».

C’est la loi végétale : si le grain ne meurt.

C’est aussi ce qu’affirme le principe de la Série : qu’il y a toujours une suite, une reprise, une continuation. Que la vie croît, là où la mort sans cesse nous diminue.

La peinture ainsi se fait aérienne. Sans terre ni racines. Sans humus ni inhumation. Pure respiration végétale.

Grüne-wald : le nom qui signe le retable dissimule une verte forêt.

Et la douleur exacerbée se mue en luxuriance.

 

***

 

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[9] Y. Bonnefoy, G. Titus-Carmel, Feuillées, Cognac, Le Temps qu’il fait, 2004, p. 41.
[10] Ibid., p. 45.