Seul tenir.
Notes sur Titus-Carmel, l’élan végétal
& la mémoire brûlée
- Dominique Viart
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Fig. 5. G. Titus-Carmel, La Bibliothèque d'Urcée
— Département des Fusains seuls IX. 1, 2009
Fig. 6. G. Titus-Carmel, La Bibliothèque d'Urcée
— Département des Traces & Empreintes VI.3, 2008
Fig. 7. G. Titus-Carmel, Suite Grünewald,
Dessin. n° 146, 1996
Bibliothèque brûlée, mais pas tout à fait.
Urcée est ce qu’il reste, peut-être, de la bibliothèque en feu dont parle René Char.
Des bibliothèques livrées aux flammes et aux guerres.
Celle d’Alexandrie, de Leipzig ou de Sarajevo.
Ou celle encore, plus intime, des jours enfuis et des mémoires perdues.
Cendres refroidies.
Tranches noircies, charbonneuses.
Département des Papiers d’Orient, assombris. Département des Imprimés, où le rouge voisine au gris. Département des Fusains seuls (fig. 5), traces spectrales de ce qui fut des livres.
Comme sur les murs d’Hiroshima, de Nagasaki, des ombres de corps que la chaleur extrême imprima. Département des Traces & Empreintes (fig. 6)...
Du reste les titres sont effacés, les mots ne sont pas là. Ne demeurent des livres que leurs formes, leurs fantômes peut-être.
Leur vague souvenir.
Faut-il rappeler ici d’où vient ce titre, Bibliothèque en feu, que l’on retrouve dans le recueil de La Parole en archipel ? Il s’agit d’abord d’un ensemble de poèmes en prose de René Char, illustrés par Georges Braque, qui en est le dédicataire. Je n’en veux retenir ici que le premier texte, qui donne la mesure. Et semble faire signe vers l’œuvre de Titus, vers son double déploiement :
Par la bouche de ce canon il neige. C’était l’enfer dans notre tête. Au même moment c’était le printemps au bout de nos doigts. C’est la foulée de nouveau permise, la terre en amour, les herbes exubérantes.
L’esprit aussi, comme toute chose, a tremblé.
On a bien lu : « les herbes exubérantes », comme ces Feuillées et Forêts, leurs élans de couleurs dont j’ai dit, plus haut, la séduction.
Je reprends le texte de Char, quelques lignes plus loin :
Tout en nous ne devrait être qu’une fête joyeuse quand quelque chose que nous n’avons pas prévu, que nous n’éclairons pas, qui va parler à notre cœur, par ses seuls moyens, s’accomplit.
Continuons à jeter nos coups de sonde, à parler à voix égale, par mots groupés, nous finirons par faire taire tous ces chiens, par obtenir qu’ils se confondent avec l’herbage, nous surveillant d’un œil fumeux, tandis que le vent effacera leur dos.
Il ne s’agit pas ici, bien sûr, de commenter le texte de Char. C’est de Titus que je parle. Ce ne sont pas les mêmes tensions, ni les mêmes combats. Mais c’est le même dispositif : l’opposition entre une obscurité souterraine, insistante, et l’aspiration à plus de clarté, plus de fête et de lumière, tension qui se dit par le recours au végétal renaissant, à son irrépressible retour, à sa croissance vive, à l’exubérance de ses herbages.
C’est la manifestation d’un appel de vie arraché à l’ombre qui menace :
Désir, désir qui sait, nous ne tirons avantage de nos ténèbres qu’à partir de quelques souverainetés véritables, assorties d’invisibles flammes, d’invisibles chaînes, qui, se révélant, pas à pas nous font briller.
écrit encore René Char, qui lance, in fine :
Frais soleil dont je suis la liane. (Je souligne)
Or cette aspiration – c’est là son dispositif –, se dit par le truchement d’une « bibliothèque en feu », titre qui reprend la formule d’un message crypté adressé par le capitaine Alexandre (René Char) durant les années sombres de la Résistance, lorsqu’il fallait faire briller à l’horizon le non avenu.
Ce recueil rassemble plus loin « Neuf mercis pour Vieira da Silva », amie de René Char, qui peint elle-même une Bibliothèque en feu [2], dans les années 1970, et donne ainsi nouvelle vie à cette alliance de mots.
Or ce tableau, qu’évidemment Titus connaît, n’est pas sans parentés avec La Bibliothèque d’Urcée, ni même avec certaines pratiques du peintre. On y retrouve la composition en marqueterie, plus rigide certes dans l’œuvre du peintre portugais et moins saturée chez Titus, mais aussi les mêmes tons et couleurs chaudes, les alliances de l’horizontal et du vertical.
Hommage ? réminiscence ? Titus seul peut le dire. Et sans doute serait-il trop long de démêler ici cet entrelacs de complicités implicites, de salutations à travers le temps, les œuvres, leurs signifiances et leurs raisons secrètes.
Mais retenons cela : par le détour d’une bibliothèque, donc, s’accomplit ici le lien entre peinture et poésie. Et, au creux de leur rencontre, une autre liaison, plus intime, plus profonde, entre les deux faces d’une tension qui mêle les heures sombres, quelle qu’en soit la mémoire, historique ou personnelle, et contre elles l’aspiration à l’exubérance salvatrice de l’oubli.
***
Premier intermède
Car il y a cette tension que parfois les titres eux-mêmes proclament.
Travaux de fouille et d’oubli : qu’est-ce donc, cette fouille qui se veut sans mémoire, qui creuse pour effacer, non pour retrouver ?
Fouille inverse d’archéologue fossoyeur.
Titus-Carmel ne creuse pas : il recouvre. Son œuvre picturale est palimpseste. Le cœur actif, originel, s’y dissimule sous d’autres feuilles, d’autres papiers.
« Ce qui m’agite / ici s’emmure », lit-on dans Nielles [3].
L’auteur d’Ici rien n’est présent se compare à une « momie indéniable / pieds et poings appariés / à l’obscurité » : les recouvrements sont autant de bandeaux que le poète s’applique. Derrière lesquels il s’efface. Homme invisible.
Sa peinture est sans figures.
***
Suite Grünewald.
Sans figures ? Presque, ou du moins elle l’était. Avant que la Suite Grünewald ne soit exposée au Collège des Bernardins.
Antérieure aux Nielles, même si elle ne fut présentée qu’après, la Suite Grünewald offre, pour la première fois sous la main de Titus-Carmel, la figure humaine (fig. 7) [4].
C’est un calvaire, une déploration.
Et c’est encore une histoire de brûlures, de celles qui taraudent les corps de l’intérieur. Souterraines.
Car le retable d’Issenheim qui inspire cette Suite fait intercession auprès de Saint Antoine : il fut offert à la confrérie des Antonins, en faveur des malheureux atteints du mal des ardents - ou « Feu saint Antoine » – provoqué par l’ergot du seigle.
Et c’est aussi un dispositif de recouvrement : le retable se ferme, ou s’ouvre, par deux fois, sur des images latentes, sous-jacentes : qui gisent en dessous.
Fermé, il donne à voir la Crucifixion. Une première fois ouvert, c’est la Vierge à l’Enfant avec le concert des anges, qui s’offrent aux regards. Complètement ouvert enfin, il présente, en panneau central, les sculptures d’Antoine entouré de saint Augustin (à la règle monastique duquel obéissent les Antonins) et de saint Jérôme. De la douleur, de la mort en croix, à la consolation – Annonciation et Résurrection –, via les Intercesseurs.
Or c’est le retable fermé que peint Titus-Carmel. Son panneau central. Celui qui cache et dissimule. Celui du rouge et du noir, silencieux sur les bleus et les ors que cèle sa clôture.
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[2] Voir le tableau La Bibliothèque en feu de Viera da Silva.
[3] G. Titus-Carmel, Nielles, La Main courante, 1997, p. 18.
[4] Exception faite des œuvres de jeunesse de Gérard Titus-Carmel, où l’artiste représente de petits personnages, comme pour la couverture de Je n’ai jamais appris à écrire ou les Incipit d’Aragon (Genève, Skira, « Les Sentiers de la Création », 1969).