Seul tenir.
Notes sur Titus-Carmel, l’élan végétal
& la mémoire brûlée
- Dominique Viart
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Fig. 1. G. Titus-Carmel, Forêts — Peinture n° 3, 1995
Fig. 2. G. Titus-Carmel, Laisse IV, 2003
L’œuvre de Titus-Carmel est une véritable séduction pour le regard, que conquièrent ses agencements de formes et de couleurs, l’évidence de ses harmonies. Une évidence qui tient de la surprise, tant de telles harmonies surgissent insoupçonnées : il a fallu son œil, sa main, pour les porter à l’existence. Elles sont là. On ne savait pas qu’elles pouvaient être. Et depuis qu’on les a vues, elles offrent leur plénitude et leur sérénité. Ou plutôt elles emplissent de sérénité qui les regarde, s’abandonne en elles, s’oublie dans leur présence.
C’est du moins l’effet que produisent en moi ces Forêts (fig. 1), ces Feuillées, ces Laisses (fig. 2), cet Herbier, la même pacification intime qu’un déploiement végétal.
Elles m’apaisent.
Elles apaisent, et pourtant.
Pourtant, depuis que je lis Titus-Carmel, depuis que je vois ses œuvres accrochées aux cimaises des galeries, reproduites dans les catalogues, les recueils de poèmes des uns et des autres, ses proches, ses amis, ses auteurs, déployées dans la chapelle qui lui sert d’atelier, quelque chose sombre impose sa lancinance.
Sa sous-jacence.
Une voix souterraine, toujours plus tue, toujours plus silencieuse, offusquée de beauté, masquée de formes et de couleurs, enfouie sous l’aisance d’un homme à qui les mots viennent en phrasés improbables, innombrables, d’un poète au verbe prolixe mais retenu, d’un peintre dont le geste assure son empreinte sans défaut, tant sa touche évoque le concertiste à l’accord impeccable, quel que soit le piano ; quels que soient, pour Titus-Carmel, le papier, la matière, la brosse ou le pinceau.
Une voix souterraine griffe par en dessous l’élégance du verbe et de l’image.
Il y a cette ombre, ce mystère.
Cette douleur peut-être,
sous tant de beauté.
Les mots le disent, à qui veut bien les entendre. Le travail du peintre aussi, l’insistance de ce travail. Ses pratiques : ses césures, ses morcellements – et ses recollements.
Et puis il y a ces Nielles (fig. 3), ces Memento mori (fig. 4), cette méditation autour du retable d’Issenheim, dont la douleur, le deuil, la mort étreignent les tracés.
Ecoutons-les ; regardons-les.
Oublions un instant la beauté qui séduit. Car elle sé-duit, cette beauté. Au sens étymologique : se-ducere : elle détourne, elle tire à soi, elle accapare l’esprit dans la seule contemplation.
Délaissons la beauté. Regardons de quoi elle se compose. Se recompose.
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La Bibliothèque d’Urcée
L’une des dernières séries à ce jour accumule les livres. C’est une bibliothèque. Elle accomplit ainsi, au moins virtuellement, picturalement, la rencontre entre les deux pratiques artistiques de Gérard Titus-Carmel.
Ce n’est plus la simple juxtaposition, le dialogue implicite des images et des mots que souvent les recueils ont permis, comme lorsque Titus-Carmel fait lui-même un collage, un dessin ou une gravure pour l’un de ses propres livres, ou pour celui d’un ami poète.
Non, cette fois ce sont les uns qui entrent dans le monde de l’autre, qui en deviennent les objets.
Mais de quelle bibliothèque s’agit-il ?
Gilbert Lascault s’est soucié d’Urcée [1]. D’où vient ce nom, se demande-t-il, de quel mystère procède-t-il ? Le critique d’art en propose plusieurs acceptions possibles, qui convoquent une fée Arcée du savoir, divers acronymes fantaisistes, Honoré d’Urfé et L’Astrée, ou encore les toponymes de la région où Gérard Titus-Carmel est installé, entre Oulchy-le-Château, qui se disait Ulcheum : Ulcée, et l’Orceois qui nommait ce pays autrefois...
Ce serait donc la bibliothèque d’Oulchy, celle de Titus lui-même, qu’un jeu malicieux et lettré désigne, en lui conférant une aura d’étrangeté savante.
Gilbert Lascault oublie toutefois que ce mot existe.
Existait, du moins, dans l’ancienne langue.
Or Titus-Carmel, on le sait, est friand d’archaïsmes, de mots rares ou perdus.
« Urcée », lit-on en effet dans les Mémoires sur les langues dialectes et patois tant de la France que des autres pays, au tome sixième des Mémoires et dissertations sur les antiquités nationales et étrangères – publiées « aux dépends de la Société royale des antiquaires de France chez J. Smith, imprimeur-libraire, rue de Montmorency, n° 16, en l’an de grâce 1824 » –, urcée « se dit de quelque chose qui, en cuisant dans un pot, a pris un petit goût et une odeur de brûlé, mais qui ne l’est pas tout à fait ».
Bibliothèque brûlée, donc.
Les couleurs chaudes, ou noires, toutes, des livres et de leurs tranches en témoignent,
brûlée mais pas tout à fait.
L’histoire raconte qu’un rituel se donnait, en Haute-Bretagne, le mardi de Pâques, autour d’une bouillie urcée que les religieuses offraient aux chanoines, musiciens et choristes de la cathédrale après la messe de l’Abbaye Saint-Georges, soupe bouillie que le Grand Chantre devait préalablement goûter pour s’assurer du goût de brûlé qui la caractérisait.
Pourquoi la disait-on « urcée », cette bouillie ? le mot, dit-on, viendrait de ce petit vase – urceus – un peu brûlé lui-même, qui en a accueilli la mixture, et dont le goût s’y est communiqué.
Car Urcée est un vase. C’est même plus précisément le vase sacré auquel tenait tant Rémi, évêque de Reims, qui fut brisé sous les yeux de Clovis, à Soissons.
Soissons, voisin d’Oulchy-le-Château.
Urcée conjugue ainsi les mémoires, sacrées, brûlées, brisées, des histoires anciennes, des rituels oubliés.
C’est le vase – le réceptacle – de ce qui fut. Un Graal de mémoire et d’oubli.
C’est une bibliothèque.
Car les livres sont ces vases où se déposent les traces sans nombre des narrations lointaines, des affections perdues.
Les ulcérations du passé.
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[1] G. Lascault, Gérard Titus-Carmel, Besançon, Editions Virgile, « Carnet d’Ateliers », 2009.