Cette double figure de la désertion
- Catherine Soulier
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Fig. 9. G. Titus-Carmel, L’Herbier du Seul II 3, 2005

      Reste que, même si certains discours critiques sur l’art d’Orient nous ont habitués à penser les deux gestes comme liés [9], même si, au XXe siècle, les doubles vocations se sont multipliées dans le sillage de Michel Ange, William Blake, Eugène Fromentin ou Victor Hugo – il suffit de songer à Picabia, Arp, Cocteau, Artaud, Klossowski, Des Forêts, Michaux, Dotremont, Dubuffet, Alechinsky pour s’en convaincre –, les raisons qui peuvent pousser un peintre à se colleter avec les mots sont sans nul doute plus mystérieuses que celles qui conduisent un écrivain à s’affronter aux formes, aux couleurs, aux textures. A en croire bien des représentants de cette corporation, l’écrivain « jalouse les pouvoirs de la peinture (…) sa frontalité impérieuse, le don de l’œuvre dans l’instant du regard, le droit comme "naturel" au non-figuratif, l’évidence du souci formel, quelque anecdotique que soit le propos iconographique » [10]. On comprend donc sans mal qu’il soit tenté de passer au dessin ou à la peinture. Mais pourquoi un peintre dont les gestes « agitent de la présence » [11] irait-il chercher du côté des mots, dont tant de poètes déplorent qu’ils voilent le réel ?
       Ce mystère, Titus-Carmel ne l’a jamais élucidé.
      Il s’est borné à présenter ses deux activités comme les deux versants ou les deux volets d’une même entreprise, les deux « posture[s] d’un même rêve ou d’une même ambition » [12].
      C’est qu’à l’évidence, versant peinture (ou dessin ou gravure) et versant écriture, il s’agit du même corps. Avec son histoire, ses goûts et ses dégoûts, l’imaginaire qui s’y enracine, ses cicatrices mémorielles, sa précarité.
    La posture, la gestuelle, il est vrai, sont différentes. La « danse du corps devant la peinture » [13], qui engage non seulement la main mais encore le bras, l’épaule, le torse, les jambes mêmes quand la taille de la toile exige déplacements, flexions et extensions, n’a que peu de rapport avec le modeste mouvement du poignet qui trace les lettres, avec la discrète agitation des doigts sur le clavier. Et la relation du corps peignant à la matière est sans commune mesure avec celle du corps écrivant, le premier ayant seul affaire aux couleurs et aux formes, aux textures des papiers, calques, serpentes, vélins, Japon, à la pulvérulence des craies et des pastels secs, à l’onctuosité des pastels gras, à la fluidité de l’aquarelle – et à la traîtrise parfois de ces matériaux, quand le papier par exemple « boit plus que de raison » et aspire la peinture qui « présente, en quelques minutes, l’aspect terne et décevant d’une gouache sur papier buvard » [14].
     Il n’empêche que pour le peintre comme pour l’écrivain Titus-Carmel le geste décisif est le même : découper coller, démonter remonter.
    Oui, un même geste, porté tantôt par des moyens de peinture : papiers plus ou moins translucides, acrylique, encre, cutter, colle, assemblages bord à bord ou inclusions, tantôt par des moyens d’écriture : les blancs, surtout, et les caractères typographiques, romain, italique. D’une part, depuis la Suite Chancay, en 1985, jusqu’aux récentes Brisées, les papiers préparés, coupés et collés qui construisent le tableau en recouvrant de fragments peints des zones plus ou moins importantes de la surface en travail. D’autre part, quoi ? Pas le collage, le cut-up, le sampling, toutes pratiques où s’exhibe l’hétérogénéité du matériau langagier de départ mais peu en faveur auprès d’un écrivain guère tenté par l’écriture aux ciseaux (sauf sous la forme de la citation, en épigraphe ou non), un écrivain qui, s’il affirme : « Je me suis prononcé pour les formes rompues » [15], le fait (et ce n’est pas le moindre de ses paradoxes) en une curieuse résurgence de l’alexandrin classique, césuré à l’hémistiche, si harmonieusement articulé, si peu fragmentaire. Plutôt l’espacement du texte, blancs interlinéaires élargis comme autant de brèches isolant chaque vers, déport de fragments verbaux dans l’espace de la page, brusques entailles du vers ainsi séparé de lui-même. Et puis l’alternance du romain et de l’italique qui peut aller jusqu’à la coexistence dans un même poème de deux niveaux de texte distincts, lisibles chacun pour soi, par quoi se rompt l’unité, le surfaçage lisse et nappé.
      Sans qu’il y ait pour autant désordre. Car de même que la peinture se construit lentement dans le réagencement des morceaux désaccordés, séparés de la totalité d’origine et agrégés à une surface qu’ils contribueront à structurer, de même le poème, le livre se composent, « tout, en poésie », s’opposant pour Titus-Carmel « à l’opus incertum des morceaux choisis et des recueils volants » [16].

     Il ne s’agit pas d’un peintre qui écrit en se souvenant qu’il est peintre même s’il peut arriver que le poème garde trace du travail de l’atelier, mieux, qu’il trouve aliment dans ses procédures et ses productions. La Jungle écrite fait écho aux Jungles peintes, les accueille en elle quand ses mots nomment l’effort pour « recomposer l’image disloquée / De cette forêt fragile / [en] coupant et élaguant dans la houle des frondaisons / Pour aboucher au plus juste les émondes » [17] ; et quand un « Paysage » revendique son inscription « au revers » – de quoi sinon de la peinture ? –, ce sont les planches de L’Herbier du Seul, et leurs collages de papier journal préparé à l’acrylique (fig. 9), qui passent dans la formulation verbale du geste pictural : « Etendre cette charpie mordorée sur les nouvelles du jour » [18]. De l’atelier à la bibliothèque, cela circule, soit. Et pourtant il ne s’agit pas d’un peintre qui écrit dans le seul souvenir de sa peinture. Il ne s’agit pas d’un peintre-qui-écrit.
    Il s’agit d’un corps qui, par des moyens de peinture ou par des moyens d’écriture, s’affronte à ce qui manque, et qui, manquant, fait peindre, fait écrire.
      Manque, tout banalement, des êtres perdus : le « père absent occupé de gorge » avec la « mélopée / de ses poumons creux » [19] qui hante le livre de 1987 ; la première épouse trop tôt disparue, « figure de lumière jadis tombée d’une fresque dont la jeune et belle ombre taraude toujours la mémoire » [20] ; l’ami et glossateur suicidé dont un acrostiche tresse le nom aux mots du poème dans Semper dolens.
    Manque aussi – surtout – du « réel désiré » dont le poème était selon Reverdy « le bouche-abîme ». Manque de la certitude d’être au monde, manque du sentiment d’accord harmonieux avec lui. Dit autrement, hiatus entre soi et le monde, entre soi et soi. Faille ou béance, c’est ce vide central qui fait peindre, dessiner, graver ; c’est lui qui fait écrire. C’est à partir de lui que se déploient les gestes et « la geste » d’un corps. Qu’il s’agisse de lui « donner une forme dicible » en « pei[gnant] sur la toile ou dessin[ant] sur le papier, tous deux dressés verticalement sur le mur de l’atelier » ou qu’il soit question de le « nommer – ou tenter de [le] nommer » [21], c’est la même histoire : le « dit d’un corps qui s’agite toujours et qui, du même coup, se mesure à un espace et à un temps qui lui sont comptés », un corps qui, par l’inscription de ses rythmes – rythme des gestes sur la toile, rythme du souffle dans la langue –, cherche à se « maintenir encore un peu debout » [22]. A s’affirmer présent, là. Pour un moment.
    Corps éphémère, corps de poussière, hanté par la vieille injonction (tant de Memento mori, avoués ou cryptés dans l’œuvre pour marteler le quia pulvis es), il continue ainsi de tenir, jour après jour, dans l’affrontement réitéré aux multiples formes du vide : toile, feuille, page.
     Dessins, peintures, estampes, ou essais et livres de poèmes, ce sont ses traces qui sont ici regardées, interrogées. Et dans la succession des approches, chacune déplaçant de façon plus ou moins brusque l’angle du regard, quelque chose s’inscrit peu à peu, que l’on pourrait nommer peut-être, en termes carméliens, « cette double figure de la désertion ».

 

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[9] On se souvient, par exemple, que R. Barthes s’interrogeait naguère sur la frontière entre « l’écriture » et « la peinture » à partir d’une encre sur papier japonaise.
[10] C. Prigent, « Le doigt du symbolique » dans Le Sens du toucher, Cadex Editions, « Essai », 2008, p. 7.
[11] B. Noël, Romans d’un regard, Paris, P.O.L, 2003, p. 150.
[12] « Dire, oublier », dans Epars, Op. cit., p. 19.
[13] Notes d’atelier & autres textes de la contre-allée, Op. cit., p. 164.
[14] Ibid., p. 117.
[15] Manière de sombre, Sens, Obsidiane, 2004, p. 96.
[16] « Au vif de la peinture, à l’ombre des mots », dans Epars, Op. cit.,  p. 225.
[17] « Jungle », L’Ordre des jours, Seyssel, Champ Vallon, 2010, p. 42.
[18] « Paysage au revers », Ibid., p. 52.
[19] La Tombée, Saint-Clément-de-Rivière, Fata Morgana, 1987, p. 66.
[20] Ressac, Sens, Obsidiane, 2012, p. 41.
[21] « Dire, oublier », Op. cit., p. 19.
[22] « Au vif de la peinture, à l’ombre des mots », Op. cit.,  pp. 226 et 225.