Cette double figure de la désertion
- Catherine Soulier
_______________________________
Fig. 1. Gérard Titus-Carmel devant La Grande Bananeraie
culturelle, 1969
Fig. 3. G. Titus-Carmel, La Grande Bananeraie culturelle
(détail), 1969
Fig. 4. Vue de l’exposition Titus-Carmel, Amiens, 1993
Gérard Titus-Carmel dessine, grave, peint.
Gérard Titus-Carmel écrit.
Depuis longtemps. Mais pas toujours en réservant part égale à chacune de ces diverses activités.
Il y a d’abord la peinture. Beaucoup de peinture, intégrant peu à peu des objets, jusqu’à la VIe Biennale de Paris, en 1969. Puis le peintre la quitte – à moins qu’elle ne le quitte.
Viennent alors quelques installations comme La Grande Bananeraie culturelle avec ses cinquante-neuf bananes en plastique pimpantes, pétantes de santé (figs. 1 et 2 ) , et son unique vraie banane de plus en plus défaite, courbée, noircie, dé-figurée au fil des jours (fig. 3) ; ou encore les opérations olfactives, Giant’s Causeway, en 1970, Forêt Vierge/Amazone en 1971, Reconstitution olfactive d’un paysage romantique, en janvier 1972, où les odeurs chimiquement reconstituées désignent seules un site qui « s’irréalise dans la duplicité d’un simulacre sans image » [1].
Viennent surtout, de 1969 à 1984, les dessins ; un univers de papier, en noir et blanc souvent. Ou plutôt, encre de Chine, fusain, pierre noire, graphite, un monde de noirs multiples et de gris variés. même si des touches de sépia et de sanguine ne sont pas à exclure et si, peu à peu, l’encre (Suite d’Arches), l’aquarelle (Caparaçons, Eclats), le pastel gras, surtout, « véritable bâton de peinture » [2] qui prend une importance majeure dans Le Casque de Nikkō, préparent le retour à la couleur, à la peinture, lequel s’effectuera en 1984 avec les IX Ombres pour S. T. C. (fig. 4).
C’est le temps des séries sur les figures de l’altération, la détérioration, la rupture, le déboîtement, la ligature, le bandage. Celui où Titus-Carmel explore les rapports ambigus du « modèle » et de sa « copie », construisant dans le but de les dessiner d’étranges objets, « modèles » inventés et fabriqués de toutes pièces, fictions de modèles eux-mêmes indexés sur un modèle initial, parfois seulement mental. Par exemple une petite boîte d’acajou au fond de laquelle est placé un miroir, qui contient une fine baguette en osier, courbée, porteuse de deux petits manchons de fourrure synthétique, un cercueil de poche, qu’il déclinera jusqu’à l’usure dans les 127 dessins du Pocket Size Tlingit Coffin (fig. 5). Ou, brouillant plus ostensiblement le jeu, des bâtons emmaillotés de chiffons retenus par des liens, de bizarres bâtons pansés, modèles seconds, qui, dans la Suite Italienne, naissent d’une rapide esquisse – le plus souvent à la sanguine – avant de servir eux-mêmes de modèles à un dessin beaucoup plus méticuleux puis d’être détruits afin de laisser seuls coexister à la surface de la feuille les deux dessins, celui du haut, tracé « de chic », et voilé de papier calque, celui du bas, beaucoup plus précis rattaché au premier par un scotch crépon.
Parallèlement s’amorce un important œuvre gravé, toujours en cours, qui a d’emblée affaire avec le livre, bon nombre d’estampes trouvant leur place dans les ouvrages de poètes et de prosateurs contemporains. Dès 1965, une série de linogravures vient accompagner les poèmes de Pour Bramm de H. (M.) Bénézet avec qui Titus-Carmel est alors lié d’une étroite amitié. Multipliant les techniques, bien d’autres illustrations – selon le terme consacré encore qu’ici peu adéquat – leur feront suite. Par exemple pour les écrits de J.-P. Faye avec qui l’artiste collabore régulièrement entre 1973 et 1977 et dont il illustrera encore Le Livre de Lioube en 1992 ; ou encore pour Sarx de P. Quignard qui paraît en 1977 dans la collection Argile des éditions Maeght avec six gravures à l’aquatinte et à la pointe sèche dans le droit fil des dessins de la Suite Italienne (figs. 6 et 7 ). Les travaux du graveur, en marge des séries graphiques qui se mirent volontiers au miroir du cuivre, bordent ainsi l’écriture des autres : H. Meschonnic, J. Frémon, R. Caillois, B. Noël, Ph. Jaccottet, J. Dupin, Y. Bonnefoy.
Et l’écriture sienne borde à son tour le travail graphique qui, dès les années soixante-dix, se double d’une investigation conceptuelle, les séries s’accompagnant volontiers de quelques pages qui leur font écho, notes, commentaires, modes d’emploi, publiés dans des catalogues d’exposition, des ouvrages sur l’art contemporain, des journaux, des revues ou édités à part et parfois illustrés des œuvres qu’ils commentent. Rassemblés sous le titre Notes d’atelier & autres textes de la contre-allée, ils feront livre en 1990.
Peu à peu, l’écriture, « n’ayant plus (…) de comptes à rendre à (ou à régler avec) la peinture » [3], s’émancipe de l’atelier. Cessant de jouer le même rôle que les esquisses dans l’élaboration de la série, de commenter à chaud le travail en cours, elle se développe de façon autonome en essais sur l’art et la littérature, qui peuvent prendre la forme de « rêveries critiques » – autour de Hart Crane, Gustave Roud, Edvard Munch, Pierre Reverdy, Yves Bonnefoy – et, depuis 1987, date de la publication du premier d’entre eux, La Tombée, en livres de poèmes.
Aujourd’hui auteur d’une cinquantaine d’ouvrages, parmi lesquels plus de vingt recueils de poésie, Titus-Carmel n’est plus seulement un peintre qui écrit mais un peintre et un écrivain, ou, comme il est souvent dit, un peintre écrivain, un peintre poète.
Bon.
Mais à souligner ainsi le mouvement d’émancipation de l’écriture qui échappe progressivement au statut de parergon, on simplifie bien sûr. On se raconte une histoire, bien trop linéaire. Une espèce de conte de fées où l’écriture Cendrillon quitte ses tâches ancillaires et va danser au bal des éditeurs sans même avoir besoin d’en épouser un pour devenir princesse [4].
Et l’on se doute, évidemment, que tout ça, la peinture, le dessin, la gravure, l’écriture, les gestes qui s’ensuivent, est un peu plus compliqué.
[1] J.-M. Tisserant, Gérard Titus-Carmel ou le procès du modèle, Paris, SMI/opsis, 1974, p. 15.
[2] Notes d’atelier & autres textes de la contre-allée, Paris, Plon, « Carnets », 1990, p. 115.
[3] Epars, Cognac, Le Temps qu’il fait, 2003, p. 7.
[4] Les livres de Titus-Carmel sont publiés aux éditions du Seuil, Plon, Obsidiane, Brandes, Actes Sud, Virgile, Rencontres, La Sétérée, L’Echoppe, Le Temps qu’il fait, Galilée, Tarabuste, Champ Vallon, Fata Morgana, VVV Editions, La Porte…