Cette double figure de la désertion
- Catherine Soulier
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Fig. 8. G. Titus-Carmel, Joaquin’s Love Affair, 1971

      D’abord, dès les années soixante-dix, la lettre, le mot, la phrase ne se contentent pas d’accompagner docilement le dessin, en de sages marginalia. Ils l’investissent. Ils entrent dans le tableau. Et pas seulement comme formes plastiques ou instrument d’un questionnement métagraphique. Car il en va souvent de la lisibilité et de l’illisibilité. Ainsi, en 1972, L’Usage du Nécessaire s’obstine-t-il à figurer un curieux dispositif d’impression conçu non seulement pour dérober au regard mais encore pour altérer, pour tronquer l’empreinte lisible, tandis que son quatorzième dessin, jouant d’un palindrome de Charles Cros, choisit, en toute conscience du paradoxe, de rendre parfaitement illisibles les lettres d’un énoncé qui, lisible par définition dans les deux sens, devrait être l’exemple même d’une lisibilité superlative. Lisible/illisible, la question insiste : on la retrouverait dans les 15 Incisions latines, en 1973, et dans la Suite Italienne, en 1976, deux séries où chaque figure est associée à l’inscription d’un nom, en grosses capitales pour les premières, en cursives sur papier calque pour la seconde, mais toujours à l’envers et donc mal déchiffrable sans le secours d’un miroir. Impression détraquée, palindrome perverti, écritures en miroir : la chose écrite se révèle ici bien réfractaire à la saisie intellectuelle ; elle engage à interroger ce geste si faussement simple de la lecture ; elle interroge même l’objet qui en est le support ou l’instrument habituel, soit le livre. Significativement, c’est par le truchement d’un livre d’artiste, au sens qu’Anne Moeglin-Delcroix donne à cette expression, que la question de la lisibilité s’est formulée pour la première fois. Venant après un premier essai d’écriture dès 1966 (l’« assez long récit Tombeau de Pauline de T***, sorte de rêverie hagarde et anglo-normande, que Breton lira avec intérêt » [5] mais qui restera inédit), Joaquin’s Love Affair publié en 1971 par les éditions Ericart inscrit sur chacune de ses huit pages de format 21 x 26,7 cm, un pavé typographique en réduction : pas moins de 33 lignes dans un espace de 3,7 x 2,5 cm, soit 9,25 cm² (fig. 8) ! Autant dire que le texte, s’il saute aux yeux, reste illisible au premier regard. Pour déchiffrer ce qui n’est d’abord que visible, rectangles gris striés dans le blanc des pages, l’œil doit s’adjoindre la loupe – encore l’instrument n’assure-t-il pas la parfaite facilité de l’appréhension.
      Le dessin, on le voit, excède en ce temps ses limites propres. Il déborde. Il se déporte vers un autre espace que l’on pourrait dire scriptural voire littéraire, le dessinateur se révélant, selon la formule de Gilbert Lascault, « un homme qui lit. Il ne feint pas l’inculture, mais il jouit des textes et les utilise » [6].
     Des textes poétiques surtout. Car, de citation textuelle – Charles Cros aussi bien que Virgile – en nominations – le poète américain Longfellow, Lucrèce, Catulle, Horace et les autres Latins sans oublier les Italiens, Guido Cavalcanti, Cecco Angiolieri, Francesco d’Assisi, Dante Alighieri etc. –, la poésie n’est jamais bien loin.
      Au point que l’on est fondé à se demander si, en sortant de l’atelier, en cessant de servir le dessin, l’écriture ne l’a pas délivré d’elle-même, de sa présence envahissante de servante-maîtresse, et si le mouvement d’autonomisation n’est pas, tout autant que celui de l’écriture, celui du dessin (et, au-delà, celui de la peinture sur laquelle il ouvre à partir des années quatre-vingt).
      Sauf que le retour à la peinture, que marquent en 1984 les IX Ombres pour S. T. C. et les Nuits, s’opère sous les auspices de deux poètes, Coleridge et Young, tandis qu’en une sorte d’entrelacs chiasmatique, le passage à l’écriture poétique se fait dans le souvenir affiché de l’activité graphique ou picturale. D’un côté, les IX Ombres pour S. T. C. s’élaborent dans le souvenir très direct du texte littéraire – non seulement parce que le petit objet métallique qui blasonne la série, une cosse de drisse avec ses restes de cordage ramassée sur une plage bretonne, « y opère comme dernier vestige du bateau fantastique décrit par le poète dans son œuvre la plus célèbre » [7] mais encore parce que The Rime of the Ancient Mariner, avec ses sept parties augmentées en tête et en fin d’un argument et d’une glose, offre un modèle (ou disons une analogie) de structure à l’ensemble pictural, série de sept peintures de moyen format flanquées à chaque extrémité d’un grand tableau. De l’autre le premier livre de poèmes, La Tombée, se désigne comme reste possible de l’activité plastique au même titre que les dépôts pulvérulents de graphite ou de craie, les coulures et giclures d’aquarelle ou d’acrylique qui s’accumulent au pied du dessin ou de la peinture. Et pour faire bonne mesure, l’ensemble se structure en trois sections : « De craie », « De plomb » et « D’encre » qui fonctionnent comme allusion au travail du dessinateur que fut et qu’est encore Titus-Carmel, adepte de sanguine, de mine de plomb et d’encre de Chine – même si le plomb et l’encre peuvent aussi faire signe vers l’art de la typographie.
      Ainsi, au-delà du mouvement de double émancipation, le contrariant peut-être ou, plutôt, le complexifiant, des relations se créent, souterraines, des échos s’entendent. Ils résonnent notamment dans les livres janusiens, ceux, nombreux depuis Le Motif du Fleuve (1990), où Titus-Carmel poète est, selon des procédures d’une remarquable diversité, son propre illustrateur. Quelques jalons seulement : Légende (1992), poème rehaussé à l’aquarelle ; Vagho (1993) illustré de cinq sérigraphies ; Coupes réglées (1999) dont les poèmes en prose s’accompagnent d’un fragment d’une œuvre au pochoir portant son numéro de parcelle ; Le Temps renonce (2003) ou L’Entaille (2004) qui associent poèmes et lithographies ; La Jonchaie (2006) qui rehausse ses dix poèmes de dessins à l’encre de Chine, noire, sanguine, sépia. Travail poétique et recherche plastique se répondent ainsi sur un mode qui n’est ni celui du commentaire ni, à proprement dire, celui de la « transposition d’art ». Plutôt un tissage de correspondances, d’analogies. Une manière de mettre en présence deux gestes, en résonance deux voix (ou voies), de les ajuster peut-être ou, tout simplement, de les faire coexister en même espace, en espérant que dans l’entre-deux ainsi créé quelque chose vibrera.

    Ce qui s’est constitué peu à peu n’est donc pas seulement une œuvre littéraire à part entière, critique et poétique – même si, bien sûr, cette œuvre-là existe. C’est aussi, de manière plus complexe, quelque chose comme un peindre-dessiner-graver-écrire, espace de tensions et de circulations. Comment serait-il possible en effet que l’activité graphique et picturale n’ait en rien affecté l’écriture et qu’elle n’ait pas été en retour affectée par elle ? Titus-Carmel le reconnaît d’ailleurs, quand, dans un texte récent [8], il admet que la peinture puisse parfois « commander le projet d’un poème à ses côtés, d’une suite de poèmes, d’un livre même, pour se mesurer à sa construction » et que « parallèlement », il arrive à la poésie de « pren[dre] leçon aux parages de la peinture, tout en s’informant d’elle-même, là où elle se bâtit dans la phrase, dans le rythme et la scansion des mots ». Pourtant il ne s’attache guère à préciser ce que chacune de ses deux activités fait à l’autre, insistant au contraire sur ce qu’il y a d’assez vain dans l’effort critique pour établir des passages ou des passerelles « qui permettrai[ent] ici de débusquer le "peintre qui écrit" (…) là le poète grave "mais-qui-n’a-pas-oublié-qu’il est peintre" ». La réticence, tactique, peut se comprendre. A trop s’interroger sur ce qu’il arrive à l’écriture quand elle s’élabore dans la proximité de la peinture – et même si ce questionnement se double de l’interrogation symétrique, même s’il révèle surtout comment chacune des deux pratiques conforte l’autre dans sa spécificité – l’artiste court le risque de se retrouver assigné à résidence dans l’atelier, épinglé comme « peintre-qui-écrit » alors qu’il entend bien, lui pour qui « l’écriture n’est pas une partie de plaisir », se faire reconnaître comme écrivain, comme poète de plein droit.

 

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[5] « GTC, un itinéraire (éléments biographiques et bibliographiques) », dans Gérard Titus-Carmel, œuvres 1984-1993, FRAC Picardie, 1993, cité par P. Casson, « A part entière », dans Gérard Titus-Carmel, la part du livre, textes de P. Casson et E. Devolder, Dumerchez éditeur, 1995, p. 9.
[6] G. Lascault, Gérard Titus-Carmel, Besançon, Editions Virgile, 2009, p. 61.
[7] Y. Michaud, « La peinture, celle avec qui on n’en finit pas », dans Le Geste et la mémoire. Regards sur la peinture de Gérard Titus-Carmel, Chambéry, L’Act Mem, 2007, p. 155.
[8] « Retour d’écho », 19-21 mars 2011 ; inédit, à paraître dans l’ouvrage collectif Usages & Eloges souvent peintres et poètes, Tarabuste, « Chemins fertiles », 2013. Jusqu’à précision contraire, les citations qui suivent sont tirées de ce texte.