Les éléments descriptifs et narratifs
dans
deux ekphrasis russes
(Le Christ au tombeau de Holbein –
Dostoïevski et La Madone de saint Sixte
de Raphaël – Joukovski)
- Dimitri Tokarev
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Je voudrais aborder une autre ekphrasis très connue dans la culture russe, celle qui renvoie à une image emblématique pour la Renaissance, La Madone de saint Sixte de Raphaël (fig. 9). Wölfflin la considérait comme un exemple classique du style linéaire. En 1821 le poète romantique Vassili Joukovski consacre à ce tableau un grand passage de sa lettre à la Grande Duchesse Alexandra Féodorovna où il raconte sa visite à la pinacothèque de Dresde. A cette époque, il existe déjà, grâce à Wilhelm Heinrich Wackenroder, un canon romantique de l’interprétation de la toile : en se référant à un manuscrit de Bramante, Wackenroder (dans Les Epanchements d’un moine ami des arts)affirme que Raphaël a vu la Vierge en rêve et le lendemain il a tout simplement transposé sur la toile l’image qui s’était gravée dans son âme. Joukovski répète cette légende.
Mais tout d’abord le poète se plaint des obstacles qui l’empêchent de voir le chef-d’œuvre « de manière satisfaisante [19]. A sa première visite à la pinacothèque, il est agacé par un mauvais copieur ; l’autre fois, il n’aime pas le texte prononcé par le cicérone de musée ; enfin la troisième fois, son attention est détournée par une dame de sa connaissance. Finalement, il arrive très tôt et de nouveau il est irrité par plusieurs circonstances : premièrement, la partie haute de la toile est pliée en arrière ce qui déforme les proportions ; deuxièmement, la toile est toute tachetée et mal disposée ; troisièmement, les tableaux accrochés à côté le dérangent. Joukovski n’arrive pas à prendre la position d’un observateur idéal quand le regard se fixe sur l’image et pénètre en quelque sorte au dedans. Pour cela, il faut qu’il ne voie ni la surface de la toile (et Joukovski la voit bien à cause des taches), ni son cadre. Ces taches ou bien les reflets de lumière sur la toile font obstacle au regard du spectateur et créent par cela même des pauses narratives.
Joukovski note spécialement qu’il faut regarder en sorte que l’on ne voie ni le cadre ni les tableaux voisins. Selon le sémiologue Boris Ouspenski, le cadre du tableau organise l’image en lui donnant un statut sémiotique ; ainsi, la mise de l’image « hors du cadre » le prive de fait de ce statut [20].
Enfin, le poète parvient à se concentrer :
J’étais seul, dit-il, autour de moi c’était calme ; d’abord je suis entré à l’intérieur de moi-même avec une certain effort ; ensuite j’ai commencé à sentir mon âme s’étendre ; une sensation émouvante de grandeur y pénétrait ; ce qui ne pouvait pas être représenté, l’était, et elle se trouvait là où elle ne pouvait être qu’aux meilleurs moments de la vie [21].
Je résume les étapes de la contemplation de la toile de Raphaël : d’abord Joukovski regarde longuement le tableau en essayant d’entrer dedans ; les objets autour de lui disparaissent ; ensuite son regard se retourne, le tableau cesse d’être un objet extérieur et commence à être perçu comme une vision qui se manifeste au regard intérieur de l’observateur.
Le poète subit le même phénomène qui s’est déjà produit dans le rêve de Raphaël – le peintre, d’après Wackenroder, a vu une vision de la Vierge mais non pas la Vierge elle-même. C’est très important : s’étant réveillé la nuit, Raphaël voit que l’image inachevée de la Vierge accrochée sur le mur se trouve achevée et, qui plus est, vivante. La vision se représente en une image, un tableau, et Raphaël reconnaît dans cette image celle qui l’obsédait sans trouver d’incarnation picturale. Joukovski en parle ainsi : « Une fois il s’est endormi en pensant à la Madone, et il est probable qu’un ange l’a réveillé. Il a sauté du lit : elle est là, s’est-il écrié, en indiquant la toile, et il a tracé le premier dessin. Et de fait, ce n’est pas un tableau mais une vision […] » [22].
Ce modèle de représentation, où l’image renvoie non pas au référent mais à son image, à une vision du référent, s’avérera très productif pour la culture occidentale à partir du XVe siècle et sera élevé au rang de canon par les romantiques. Selon Iamploski, « pour la nouvelle représentation occidentale la question "Qu’est-ce qu’est représenté ? Quel est le référent ?" devient de moins en moins significative. La représentation cesse d’être représentation de quelque chose et devient autosuffisante et autonome » [23].
La destruction du lien référentiel ne peut pas ne pas influencer le modèle de la représentation verbale de l’image. En effet, Raphaël, en fixant sur sa toile la vision de la Vierge, donne non pas la représentation de la réalité mais bien la représentation de la représentation. De même Joukovski contemple non pas le tableau en tant que réalité extérieure mais la vision du tableau, c’est-à-dire sa représentation. Cela le pousse à renoncer à la description. En effet, on peut décrire facilement l’image peinte d’un cadavre (Le Christ mort, de Holbein) mais l’image-vision échappe à une description précise. Bien qu’il affirme décrire La Madone de saint Sixte, il n’en donne aucune description ekphrastique suivie ; cela concerne en particulier la partie du tableau qui représente la vision de Raphaël – la Vierge à l’enfant [24].
Il est significatif qu’il commence par avouer sa propre impuissance : « Je ne comprends pas, dit-il, comment la peinture bornée a pu produire l’immensité […] » ; cette incompréhension se traduit dans le texte original par de nombreuses constructions négatives et adversatives, de verbes et de formes modales de supposition, d’adjectifs indéfinis :
Il peignait non pas pour les yeux qui englobent tout en un instant et pour un instant, mais pour l’âme, plus elle cherche, plus elle trouve. Dans la Madone marchant sur les cieux, on ne voit aucun mouvement ; mais plus on la regarde, plus on a l’impression qu’elle s’approche. Son visage n’exprime rien, c’est-à-dire qu’il n’a pas d’expression claire qui ait un nom précis ; mais on y trouve, dans une union mystérieuse, tout : tranquillité, pureté, grandeur et même un sentiment mais qui a déjà franchi la frontière du terrestre et, par conséquent, paisible, constant, incapable de troubler la sérénité de l’âme. Dans ses yeux il n’a pas d’éclat (...) ; mais ils ont une obscurité profonde et magique ; ils ont un regard qui ne fixe rien mais qui semble voir l’immensité [25].
Ce n’est pas la description d’une image mais sa représentation négative, apophatique. Une des règles du syllogisme dit : « On ne peut tirer aucune conclusion de prémisses négatives ». La représentation apophatique de Joukovski ne donne pas non plus la possibilité d’imaginer ce qui est peint sur le tableau. Par cela même, la composante narrative du texte, qui se présente comme le récit sur une vision et sur une manière de voir, se renforce. Il ne reste aux lecteurs qu’à se référer aux reproductions de la toile tant méprisées par le poète.
Joukovski trouve très important le fait que Johann Friedrich Wilhelm Müller, auteur d’une estampe connue, soit devenu fou pendant le travail et soit mort dans un asile d’aliénés. C’est le décalage énorme entre l’imitation et l’original qui l’a finalement tué, si on croit le poète russe.
[19] V. Joukovski, Estetica i kritika (Esthétique et critique), Moscou, Iskusstvo, 1985, p. 307.
[20] B. Ouspenski, Semiotika iskusstva (La sémiotique de l’art), Moscou, Jazyki slavianskoj kultury, 1995, p. 177.
[21] V. Joukovski, Estetica i kritika, Op. cit., p. 309.
[22] Op. cit., p. 308.
[23] M. Iampolski, Tkatch i vizioner : Ocherki istorii reprezentacii, ili O materialnom i idealnom v kulture (Le tisseur et le visionnaire: Essai sur l’histoire de la représentation, ou Sur le matériel et l’idéel dans la culture), Moscou, NLO, 2007, p. 149.
[24] Il est intéressant que dans sa description de la vision de Raphaël Wackenroder ne dit rien de l’Enfant ; dans l’interprétation romantique postérieure l’Enfant n’est pas séparé de la Mère ; cf., par exemple, l’aquarelle de Johannes Riepenhausen (1821) où la Madone se présente à Raphaël avec l’Enfant-Jésus sur les bras (fig. 10 ). Chez Riepenhausen la Vierge apparaît sur un nuage, chez Wackenroder sur la toile, c’est-à-dire que la vision s’imprime sur l’image.
[25] V. Joukovski, Estetica i kritika, Op. cit., pp. 309-310.