Les éléments descriptifs et narratifs
dans deux ekphrasis russes

(Le Christ au tombeau de Holbein –
Dostoïevski et La Madone de saint Sixte
de Raphaël – Joukovski)
- Dimitri Tokarev
_______________________________

pages 1 2 3 4 5 6 7
ouvrir cet article au format pdf
partager cet article   Facebook Twitter Linkedin email

Fig. 1. H. Robert, Deux jeunes femmes dessinant
dans un site de ruines antiques
, 1786

      Maurice Merleau-Ponty indique, dans son essai L’œil et l’esprit, que le tableau en tant que « visible à la deuxième puissance » ne peut être ramené ni à un « double affaibli », ni à un « trompe-l’œil », ni à une « autre chose ».

 

Les animaux peints sur la paroi de Lascaux n’y sont, dit-il, comme y est la fente ou la boursouflure du calcaire. Ils ne sont pas davantage ailleurs. Un peu en avant, un peu en arrière, soutenus par sa masse dont ils se servent adroitement, ils rayonnent autour d’elle sans jamais rompre leur insaisissable amarre. Je serais bien en peine de dire où est le tableau que je regarde. Car je ne le regarde pas comme on regarde une chose, je ne le fixe pas en son lieu, mon regard erre en lui comme dans les nimbes de l’Etre, je vois selon ou avec lui plutôt que je ne le vois [1].

 

      Merleau-Ponty aborde ici une question importante concernant la manière de percevoir ce qui est représenté sur le tableau : comme le tableau n’est ni l’objet même, ni sa copie mais un espace particulier de représentation, il participe en quelque sorte au processus de sa perception ; le spectateur et l’image s’introduisent dans un « étrange système d’échanges » [2]. La possibilité même de cet échange est liée au fait que la vision, la vue, dépend directement du mouvement : le regard ne perçoit l’image que s’il se meut, s’il « erre » sur elle. « On ne voit que ce qu’on regarde » [3]. Dans cette perspective, l’ekphrasis – et Leonid Heller l’a bien montré – se présente comme « une notation des mouvements successifs de l’œil et des impressions visuelles. C’est l’image iconique (au sens de Ch. Peirce) non pas d’un tableau mais d’une vision, d’une perception du tableau » [4].
      Dans les images figuratives se basant sur le principe de la netteté de la ligne graphique, la direction du mouvement du regard du spectateur est donnée par la structure linéaire même du tableau : on peut dire que le spectateur n’est pas libre dans sa perception de l’image car son regard est obligé de passer d’un plan à l’autre et de se mouvoir selon ces lignes visibles et invisibles que le peintre a tracées en encastrant tous les éléments de l’image dans un système uni. Quand des images de ce genre deviennent l’objet d’une ekphrasis, il s’agit d’une description fixant l’image dans sa réalité objective et donnée par cette image même.
      Selon Mikhaïl Iampolski, si une caméra fixant un tableau (elle peut être assimilée au regard d’un spectateur désintéressé) veut « pénétrer » dans son intérieur, il lui est nécessaire de répondre à plusieurs conditions : premièrement, « la caméra se pose perpendiculairement à la toile qui est éclairée de façon que sa surface ne donne pas de reflets et, par conséquent, ne soit pas visible » ; deuxièmement, « le cadre ou bien un bord de la toile ne sont jamais dans le champ de perception ». La toile est divisée en fragments, en détails significatifs liés entre eux par le mouvement de la caméra. Ainsi, sont imposées à la toile la dimension temporelle et la narrativité qui transforment, à leur tour, l’espace pictural en un espace narratif et fonctionnel » [5].
      Iampolski a tout à fait raison mais il faut noter qu’une telle position (la toile cesse d’être perçue comme une toile, c’est-à-dire comme un objet spatial, et devient un objet de lecture, c’est-à-dire un objet temporel) déplace l’accent de l’image elle-même sur le processus de sa perception. En d’autres termes, si le tableau devient un espace narratif où se déplace l’observateur qui lie tous ses éléments en un ensemble uni, alors ce tableau se transforme en un texte et l’observateur, qui se trouvait jusque-là hors image et hors texte, « passe » au niveau du texte. De spectateur extérieur, il devient un narrateur dont la perspective visuelle se limite à ce que perçoit son regard. Dans les termes de Gérard Genette, sa perspective focale est extérieure. Il s’assimile donc aux femmes-artistes représentées sur une aquarelle à la plume de Hubert Robert intitulée Deux jeunes femmes dessinant dans un site de ruines antiques (fig. 1) : ces deux femmes, tournant le dos à un débris architectural, dessinent dans leurs albums des statues et des bas-reliefs en ruines ; elles ne voient donc que ce qui se trouve dans leur champ de perception. Si le regard d’un observateur correspondait à un moment donné de son mouvement à l’intérieur de la toile avec le regard d’une de ces femmes, son champ perceptif serait également limité.
      Cela empêche la fixation objective de l’image et, par conséquent, met en doute la possibilité de sa description. Pour décrire ce que l’on voit, il faut adopter une position extérieure à l’image et, qui plus est, il faut garder une certaine distance entre le sujet et l’objet de l’observation. Le rapprochement maximal de l’œil de l’observateur avec l’objet de l’observation, c’est-à-dire avec la surface du tableau, sa couche picturale, détruit l’objet même de l’observation qui perd ses confins et se désagrège en taches de couleur.

 

>suite

[1] M. Merleau-Ponty, L’œil et l’esprit, Paris, Gallimard, 1964, pp. 22-23.
[2] Ibid., p. 21.
[3] Ibid., p. 17.
[4] L. Heller, « Voskrechenie poniatija, ili slovo ob ekphrasise » (La résurrection d’une notion ou Un mot sur l’ekphrasis), dans Ekphrasis v russkoj literature (L’ekphrasis dans la littérature russe), sous la direction de L. Heller, Мoscou, МИК, 2002, p. 10
[5] M. Iampolski, O blizkom : Ocherki nemimeticheskogo zrenia (Sur le proche: Essais sur la vision non-mimétique), Moscou, NLO, 2001, p. 127.