Les éléments descriptifs et narratifs
dans deux ekphrasis russes

(Le Christ au tombeau de Holbein –
Dostoïevski et La Madone de saint Sixte
de Raphaël – Joukovski)
- Dimitri Tokarev
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Fig. 4. H. Holbein, Les Ambassadeurs, 1533

      On peut citer un exemple frappant de réunion des principes descriptifs et narratifs dans une seule et même image – il s’agit du tableau célèbre de Hans Holbein le Jeune : Les Ambassadeurs (fig. 4). Le tableau, très équilibré, se prête parfaitement à une description – on voit les détails les plus petits jusqu’à l’inscription sur la gaine d’or du poignard. Le seul élément qui rompt ce bel équilibre c’est une énorme tête de mort anamorphe située dans la partie basse de la toile et visible uniquement depuis un point précis de la salle. Il serait incorrect de dire que cette tête est mise au premier plan car elle existe hors de tous plans et « déchire » la composition du tableau. De plus, son identification n’est possible que si l’observateur se déplace du centre de la toile vers sa droite. C’est grâce à cette dissonance que la mort « entre » dans le tableau. Selon Jacques Lacan, « l’objet flottant magique » que nous voyons, nous éloignant vers la gauche et puis nous retournant, « nous reflète notre propre néant » ; le sujet de perception est ainsi « pris, manœuvré, capté, dans le champ de la vision » [10].
      La tête de mort rend à l’image, en elle même statique, un dynamisme incroyable, qui exige d’autres principes de représentation verbale que ceux de la description ekphrastique. En réalité il est impossible de décrire ce crâne terriblement décomposé, mais on peut essayer de narrer le spectacle de sa perception, comme le fait Baltrušaitis dans Les Perspectives dépravées :

 

Le premier acte se joue lorsque le spectateur entre par la porte principale et se trouve, à une certaine distance, devant les deux seigneurs, apparaissant au fond comme sur une scène. Il est émerveillé par leur allure, par la somptuosité de l’apparat, par la réalité intense de la figuration. Un seul point troublant : l’étrange corps aux pieds des personnages. Le visiteur avance pour voir les choses de près. Le caractère physique et matériel de la vision se trouve encore accru lorsqu’on s’en approche, mais l’objet singulier n’en est que plus indéchiffrable. Déconcerté, le visiteur se retire par la porte de droite, la seule ouverte, et c’est le deuxième acte. En s’engageant dans le salon voisin, il tourne la tête pour jeter un dernier regard sur le tableau, et c’est alors qu’il comprend tout : le rétrécissement visuel fait disparaître complètement la scène et apparaître la figure cachée. Au lieu de la splendeur humaine, il voit le crâne. Les personnages et tout leur attirail scientifique s’évanouissent et à leur place surgit le signe de la Fin. La pièce est terminée [11].

 

      Il est à noter que la description ekphrastique paraît très souvent absolument statique. Lions cet effet avec le style linéaire analysé par Wölfflin. Selon lui,

 

tandis que des contours au langage ferme rendent la forme immuable et fixent pour ainsi dire l’apparition, il appartient à l’art pictural de faire voir toutes choses comme en suspens : la forme commence à se mouvoir, les lumières et les ombres, traitées désormais comme un élément indépendant, se cherchent et se mêlent, de faîte en faîte et d’un repli à l’autre : le tout apparaît comme parcouru d’un mouvement incessant [12].

 

      Il est évident qu’à l’opposé de l’image spatiale, la description verbale est déployée dans le temps et, par conséquent, sous-entend le remplacement d’un élément par un autre ; en même temps, dans la description il n’y a pas de progression, de développement, de transition de l’un à l’autre qui sont caractéristiques de la narration.
      Il est naturel que la lecture des catalogues et des ouvrages de critique d’art donne l’impression du caractère statique de la description. Ce procédé paraît justifié dans le cas d’une image linéaire mais si le critique essaye de « lire » le plan pictural de la toile, d’observer et de décrire des « coins sombres » qui représentent le mouvement, une telle immobilisation de l’image provoque sa destruction complète ou partielle. C’est pourquoi il est difficile de créer une image mentale de la toile sans reproduction et en partant de sa description verbale.

 

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[10] J. Lacan, Le Séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, p.86.
[11] J. Baltrušaitis, Les Perspectives dépravées. 2, Anamorphoses, Paris, Flammarion, 1996, p. 147.
[12] H. Wölfflin, Principes fondamentaux de l’histoire de l’art, Op.cit., p. 26.