Admirables vanités
- Olivier Leplatre
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Fig. 7. P. G. Roestraten, Vanité

Fig. 8. V. L. van der Vinne, Vanité avec une couronne
royale
, ap. 1650

Fig. 9. A. van der Schoor, Vanité, v. 1660

Fig. 10. A. Pereda, Vanité, 1635

Fig. 11. P. Claesz, Nature morte au verre de vin, au citron
et aux huîtres
, 1633

      La vanité hésite bien souvent entre ces deux sens de l’image, son apparaître charnel et son disparaître ascétique. Dans ce tableau de Pieter Gerrisz Roestraten (fig. 7), on ne saurait dire où se situe exactement la signification du tableau ; le peintre maintient sa création de manière indécidable entre discours et peinture. Il conserve les signes conventionnels de la vanité, il les insère dans une niche destinée à la dévotion, mais il se figure aussi dans une bulle suspendue au-dessus du crâne : est-il également une figure de vanité ou bien signe-t-il là son tableau en se désignant à l’admiration pour la réussite de son œuvre, pour la qualité du beau crâne qu’il a peint, pour la belle facture de sa composition ? Tenue en équilibre comme un fil à plomb, la bulle du peintre, cet œil qui le contient et referme l’espace, indique que le tableau refuse de choisir : il ne veut pas d’une certaine façon basculer tout à fait dans l’invisible et dans ce que cet invisible voudrait dire de la disparition, de la vanité de la peinture.

      8. Mais autre chose a lieu encore pour l’histoire de la peinture. Quelque chose qui fait dire au peintre, dans un sens à la fois proche et inverse du moraliste : « Quelle vanité que la peinture qui attire l’admiration par la ressemblance des choses dont on n’admire point les originaux ». La vanité peut en effet être considérée comme l’un de ces espaces de la peinture où la question de la mimésis s’est totalement rejouée et où s’est déployée la perspective d’une autre histoire des formes intéressée par les innombrables variations de la dissemblance. La rupture ou le retournement mimétique qui, pour Pascal, confèrent à la peinture son caractère admirable est le projet même de la vanité qui œuvre à la destruction de la représentation ; ce projet a pour conséquence une redéfinition complète du fait pictural, plastiquement rouvert à l’informe. La peinture de vanité le permet plus qu’aucun autre genre puisqu’elle décline l’agonie des choses et obtient leur reconfiguration visuelle. Elle jouit de l’altération qu’elle n’éprouve pas seulement comme dégradation mais aussi comme émergence, comme relance d’autres virtualités. Déformant les formes, elle rend ainsi visibles les forces qui les animent, et elle les fait travailler à une relève formelle et à la surprise de l’invu.
      Si tout naît en peinture d’une catastrophe pour Gilles Deleuze, alors la peinture de vanité remplit ces prémisses de la représentation et elle en est directement le symptôme : « Nécessité de la catastrophe dans l’acte de peindre pour que quelque chose en sorte » explique Deleuze à propos de Cézanne dans son cours du 31 mars 1981 [10]. La peinture de vanité enregistre la catastrophe anthropologique, morale et métaphysique qui résonne de la Chute, la toute première catastrophe ; mais elle œuvre au resurgissement par décomposition et recomposition de ce qui sort de là.
      Dans un tableau de Laurensz van de Vinne (fig. 8), le pouvoir s’effondre, comme par l’effet d’un glissement de terrain, d’un ravinement ; les objets qui se rattachent à lui dégringolent de leur hauteur, de leur empilement déjà désordonné. « On va comprendre », pour parler comme Deleuze dans son cours de mars 1981, « pourquoi la peinture est nécessairement un déluge ». Chez de Vinne, les plans tombent, les formes s’agglomèrent et se massifient pendant que les couleurs s’embourbent. La matière devient « élastique, moelleuse et vibrante » [11]. Le tableau recueille le chaos, il l’incorpore et rebrasse sa matière à partir de ce magma ou de cette pâte. La vanité fournit à la peinture ce que Deleuze désigne encore sous le nom de « catastrophe-germe » : elle développe dans l’acte de peindre un processus qui affecte la toile et la prépare à autre chose. De la vanité, le peintre retient le message d’une lutte contre ce qui s’impose, les certitudes, ce que l’on croit immuable, impérissable : il adopte cette leçon pour expérimenter un renouvellement de la vision, de manière à ce qu’elle se détache de tout ce que l’on a déjà trop vu, y compris plus simplement de ce que l’on a déjà vu. Le peintre ne se préoccupe plus des originaux qu’il représente sinon pour les abîmer et réélaborer géologiquement à partir d’eux son territoire, pour remonter des formes et des couleurs. Le peintre « part à la reconquête » selon l’expression de Deleuze encore : il se lance le défi de ne pas tout gâcher tout en acceptant le risque d’en passer par là. Il commence par le chaos d’où apparaissent des plans nouveaux et ces plans nouveaux à leur tour sont emportés par la catastrophe d’où rejaillit le bouillonnement de la couleur.
      Ainsi des crânes entassés montreront bien autre chose que des crânes (fig. 9) : la vanité qui décharne les visages les transforme en crânes mais cette forme nouvelle est encore trop nettement définie. Le peintre invente alors l’entassement des crânes et éventuellement leur coulée ; il fait ressortir leur démembrement, il les écrase, les fend, il accuse les accidents qui brisent leurs moules. Il en fait des taches, il leur invente des correspondances aspectuelles avec des bulles éclatées, des fossiles ou des noix (fig. 10).
      Plus généralement, les occurrences du corps des choses sont dans les vanités gagnées par un mouvement pathétique, par une exaspération, un bouleversement, un tumulte. La notion de vanité agit comme inflexion morphologique : elle est transférée du domaine moral pour sous-tendre le geste pictural et lui transmettre son entropie particulière. Elle aide le peintre à modeler sa matière dans sa différance en l’érodant, en la diluant, en l’allégeant pour la rendre inconsistante ou en l’amollissant : « un arrangement en train de se désagréger » [12]. De la vanité, le peintre explore le pouvoir critique de ruiner la substance, de la mettre à l’agonie ; il exploite sous sa dictée la chute ou l’apesanteur, il décline le transitoire à rebours de la prétention des formes à la stabilité, à la solidité et à la plénitude.
      D’un petit désastre domestique (fig. 11), Pieter Claesz obtient un foyer de nouveaux motifs : il agglutine les éléments pour écraser la ressemblance et la défigurer. La contiguïté, métamorphose par contact, incline à l’entassement, métamorphose par incorporation. Ainsi transgressés, les contours se perdent et la table ne ressemble plus à rien, à rien sinon à tout ce que l’informe offre de virtualités. Claesz renverse un verre et paraît une fleur d’argent au cœur profond, il prélève un morceau d’un pain qui isole un sein, il épluche un citron rendu pareil à une muqueuse ; à côté, il ouvre les huîtres, émiette une noisette… Ces attaques réitérées contre la matière recomposent un bloc d’image, mais un bloc innervé, marqueté, aux composants hybrides, aux frontières incertaines et extensibles, dont les reliefs sont infiniment variés. C’est tout ce travail de la « ressemblance informe » (G. Didi-Huberman), déjà évident dans le bœuf de Rembrandt, c’est ce travail lié à la défaite du visible et à l’avènement fécond de la dissemblance qui s’effectue dans la peinture de vanité et dont elle donne la leçon à toute la peinture.

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[9] P. Quignard, Georges de La Tour, Paris, Galilée, 2005, p. 71.
[10] Consultable sur le site de l’Université Paris 8
[11] P. Claudel, La Peinture hollandaise et autres écrits sur l’art, Paris, Gallimard, « Idées/arts », 1967, p. 67.
[12] Ibid., p. 97.