Avec le bœuf écorché de Rembrandt, la nature morte va jusqu’à assumer le défi de la nausée (elle lève le regard sur ce qui soulève le cœur [4]). Le tableau ne se contente pas de célébrer le travail savoureux de la cuisine hollandaise. Le peintre sort de table ou ne l’atteint pas encore, il ne s’arrête pas même à l’étalage où la richesse matérielle se sacralise. Il traîne à l’abattoir. Et il porte son attention sur l’essentiel : obtenir la transformation de la laideur en beauté ou en son simulacre, retourner le goût et donc défendre la peinture « qui attire l’admiration par la ressemblance des choses dont on n’admire point les originaux ». Rembrandt oblige le spectateur, s’il croit vraiment à la peinture, à se soumettre à cette opulence de couleurs et de formes arrachées au chaos de la chair et au malaise de notre impression sur lui. Son tableau délivre une leçon d’anatomie de la peinture qui se montre en sa vérité, rédimant l’épouvante de son objet par la virtuosité de son acte, par le faire ou la manière luxueuse de l’artiste. On ne regardera plus le bœuf ainsi peint comme le rebut insignifiant du réel ou sa concrétion de laideur insupportable ; Rembrandt étale une chair ouverte, colorée et modelée comme s’il avait choisi de peindre le relief de sa propre palette. Le bœuf du peintre est un autoportrait de la peinture.
Le champ pictural délimité par la remarque de Pascal recouvrerait donc avant tout les genres qui, en bas de la hiérarchie officielle, s’éloignent des représentations des sujets dont on admire les originaux : Dieu, l’Histoire... Seraient concernées à leur place : la nature morte, la peinture de genre… Les tableaux du réel et du quotidien sont sans doute, plus que les autres, touchés par l’exclamation de Pascal. A ses yeux, ils captivent notre désir quand ce dernier ferait mieux de rester muet. Ils s’attardent là où d’ordinaire la vraie peinture, dans toute sa noblesse, refuse d’aller. Pourtant au-delà de cet accord entre l’opinion de Pascal et l’échelle du goût officiel au XVIIe siècle, c’est bien de la peinture en général dont il s’agit, de sa faculté à produire des signes à partir des choses et de l’enjeu pour une interrogation sur la vanité dans son rapport à ce que signifie l’acte de peindre.
Car que se passe-t-il vraiment pour que la peinture obtienne de la sorte le surcroît d’admiration qui étonne Pascal quand, posé simplement sur le réel, notre œil ne ferait que voir sans s’attarder ou bien préfèrerait regarder ailleurs ?
2. « L’éloquence, écrit ailleurs Pascal, est une peinture de la pensée, et ainsi ceux qui après avoir peint ajoutent encore font un tableau au lieu d’un portrait » (Le Guern 495). Il est rare que le peintre fasse des portraits ; le plus souvent il façonne des tableaux. Le portrait fixerait la limite du peintre qui réussit, sans la dépasser, le rendu d’une réalité au travers de la diaphanéité des signes ; le portrait marquerait l’arrêt modeste de la peinture, soucieuse de demeurer en-deçà de l’artifice, sage de ne pas se préoccuper de la peinture et de son pouvoir. Le portrait serait analogue au face-à-face du miroir.
Le tableau est d’une autre sorte : il sort des mains du peintre qui retourne à sa peinture, qui ne se satisfait pas du miroir, qui s’inquiète de ce qu’il peint, qui essaie de voir ce que la toile rendra, qui traque l’effet et cherche la séduction. Des portraits aux tableaux, le peintre ajoute le supplément du plaisir : plaisir de peindre dépendant de celui d’obtenir de sa toile qu’elle soit admirable. Le renchérissement de la peinture sur elle-même met l’accent sur l’ambition du signifiant. Le tableau réclame la virtuosité, l’habileté, l’art de faire retentir la toile, de théâtraliser le volume du geste qui préside à son avènement. Ce surplus d’incarnation appelle pour Pascal le désir, la concupiscence augustinienne ; il arraisonne le sensible, entremêlant pour les égarer les corps du peintre, du tableau et du spectateur. L’illusion et ses mensonges autorisent l’agitation incontrôlable des impressions. Le bœuf de Rembrandt est la plaie vive de notre corps ; il cherche à déclencher en nous la noise du sensible.
L’érotisation de la toile qui interpose un écran sensuel entre le regard et le réel conduit à distinguer dans la peinture une fonction de suppléance et une fonction de supplément. La peinture n’est pas admirable parce qu’elle reproduit les objets du monde, quels qu’ils soient ; du moins, cette question n’intéresse pas ici Pascal selon les termes habituels que l’on retrouve dans la critique de la peinture. Il n’entend pas condamner l’art pictural dans la mesure où il ferait réapparaître le réel en le dévaluant ainsi que le lui reproche toute l’exégèse platonicienne. A la limite, la simple copie, celle du portrait, dénoterait une certaine humilité de la représentation. Pascal ne dit donc pas que la peinture serait vaine à cause de sa nature mimétique. Ce n’est pas la substitution par identification qui menace nos sens en tentant de les abuser. La mimésis en soi n’est pas engagée dans la pensée pascalienne de la peinture ; ou disons qu’elle est engagée en ce que la manière de représenter modifie l’opinion que nous avons sur le représenté. C’est la substance, l’épaisseur charnelle des signes et leur emprise qui sont en jeu. Pour Pascal, la peinture est admirable, c’est-à-dire dangereusement stupéfiante, quand elle restitue les objets du monde en inversant notre première sensation, quand elle invente notre admiration et donc crée ou informe notre désir. Pascal s’intéresse au vertige du spectacle pictural qui vernit et embellit les objets du monde pour éblouir notre regard, pour le solliciter et l’impressionner, y compris lorsque le référent de la représentation pourrait nous faire baisser les yeux ou nous inciter à les détourner.
Pascal regarde donc la peinture pour bien la voir, la voir vraiment : il jette sur elle et contre elle une pensée, une pensée à proprement parler détachée, qui, par sa fulgurance et sa forme rompue, par son ton peut-être de discret mépris mêlé d’inquiétude, exprime sa volonté de désenvoûter l’œil avide, de le soustraire à l’influence des tableaux. Contre la force médusante de la peinture, le bouclier de Persée de la pensée.
[4] Sur ce thème, voir l’étude de François Lecercle sur Chardin, dans laquelle il commente la pensée de Pascal : « Le regard dédoublé », dans Nouvelle Revue de Psychanalyse, n°44, automne 1991, pp. 101-128.