Malédiction et Renaissance :
lectures imagées de la ville du nord

- Gabriel Gee
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      Outre « Le meurtre de Bleston », Jacques Revel s’appuie sur quelques alliés dans sa lutte contre la ville : l’ancienne cathédrale, les tapisseries Harvey, les sœurs Bradley. Il a aussi un ami de fortune, Horace Buck, dont la peau noire signale peut-être une « haine noire » partagée contre la ville [33]. Mais Horace Buck est plus que cette métonymie. Il est également un émigré venu d’Afrique [34], soumis au racisme ambiant, débarqué à Cardiff au Pays-de-Galles il y a plus d’une dizaine d’années, et rêvant de repartir pour de bon, à bord d’un bateau pour « un pays tout différent » [35]. Le rhum qu’il offre à son hôte dans sa maison de la périphérie évoque un ailleurs lumineux, qui comme la Grèce ancienne fournit des armes contre « le désert de fumées » et la fadeur de la nourriture locale. Parachuté dans Bleston, Jacques Revel prend en effet d’abord ses repas dans une gargote typiquement locale du centre ville, un sous-sol sans fenêtre, où l’on consomme toujours le même menu : soupe, poisson frit, des pommes de terres dures, « et pour finir, une pâtisserie justement nommée "éponge", couverte de cette immanquable crème couleur de jonquille fanée, qui laisse dans la bouche un goût de colle » [36]. C’est encore le livre de J.-C. Hamilton qui fournit à Jacques Revel une porte d’échappée à cette pitance humide : le restaurant "l’oriental Bamboo" qui figure dans les premières pages du roman policier, et que le Français découvre en sortant de l’ancienne cathédrale. L’oriental Bamboo, l’Oriental Pearl et l’Oriental Rose, trois restaurants de Bleston qui, à l’instar de la compagnie et du rhum de Horace Buck, permettent au prisonnier de s’évader momentanément vers une terre lointaine aux parfums exotiques.
      Si l’Orient apparaît comme un refuge pour le voyageur de la ville du Nord, il est également un acteur en quête d’émancipation. La présence de l’Orient et de l’Afrique dans L’Emploi du temps et Liverpool, marée haute rappelle l’histoire et le développement économique très singulier des régions et des villes du nord de l’Angleterre, berceau de la révolution industrielle. Premières grandes villes globales, Manchester et Liverpool se nourrissent de l’importation de coton et de la production et exportation de textiles manufacturés. La présence très ancienne d’une population d’origine africaine et caribéenne à Liverpool est directement liée à la fortune de la ville bâtie sur le commerce triangulaire. Les matières premières étaient importées d’Orient puis renvoyées et revendues avec une valeur ajoutée. Entre le coton et les textiles, le flux d’hommes venus d’Afrique servait l’exploitation des plantations et les besoins des industries citadines. C’est ainsi que l’accident sur les Docklands au déchargement du Port Harcourt évoque en premier lieu le rejet de l’impérialisme victorien et de ses violents fantasmes culturels. Secondement, ce rejet se télescope avec celui d’un impérialisme tout contemporain.
      Du monticule de bois s’étant écrasé sur le docker, on apercevait clairement la scène d’un tableau d’Arthur Melville, peintre orientaliste britannique de la seconde moitié du XIXe siècle. La description du tableau nous indique qu’on y voyait un oued et des cavaliers africains menant un combat. Trois autres grands tableaux « africanistes », signés Thomas Baines, Pal Fried, et Robert Talbot Kelly, se trouvaient dans la caisse [37]. Dans un acte symbolique, un docker quelques instants après l’accident déchire la toile de Melville de part en part à l’aide d’un crochet. Interrogé par la police, « le docker avait soutenu (…) qu’il savait ces représentations maudites, qu’il y avait dans ce malheur le signe de la désapprobation divine, et qu’il fallait défaire toutes ces images qui prétendaient refaire le monde » [38]. L’acte iconoclaste placé sous une autorité supranaturelle met en cause un mode de représentation associé aux « artistes voyageurs » qui exprimaient « leur fascination pour l’Afrique » à travers des œuvres recréant pour les européens un certain désir de l’Orient.
      A ces représentations picturales s’opposent directement une série d’objets. D’une part, les statues éparpillées au sol de la troisième caisse, dont un homme vêtu d’un panama, le premier à s’approcher de la scène, a prélevé en connaisseur trois (ou quatre dans La Fin des paysages) masques : une tête d’Ejabam, un masque de ceinture Bini, un masque de sommet de tête (une tête artati du Ghana) [39]. D’autre part, deux fétiches découverts in situ par Martin Finlay lors d’une excursion au bord de la Mersey, et dont la vision disparaît avec la marée montante qui manque de l’emporter :

 

[…] deux longues figures sculptées de biais dans la masse des piliers. L’une était un Janus aux deux visages symétriques scellés par les joues et les tempes et marqués de scarifications frontales (…) L’autre était une femme au front lisse (…) Elle tenait un enfant sur ses genoux à la façon d’une madone [40].

 

Ces masques et figures opposent à la représentation du monde une agentivité dynamique. Ils ne se bornent pas à une fonction contemplative mais s’insèrent et interagissent avec le monde et les hommes. Cette tension entre représentation et agentivité est cristallisée par le contexte muséal spécifique de la fin du XXe siècle.
      Les tableaux comme les masques tombés du ciel sont destinés à l’exposition devant inaugurer l’ouverture d’un nouveau musée : la Tate Gallery. Le projet d’ouverture d’une branche de la Tate Gallery londonienne à Liverpool remonte aux débuts des années 1980. Le directeur, Alan Bowness, avait alors parcouru avec son équipe divers sites du nord de l’Angleterre (Manchester, Newcastle, Sheffield, Leeds) avant de s’arrêter sur les Docks conçus par Jesse Hartley à Liverpool dans les années 1840 [41]. Ces Albert Docks étaient tombés en désuétude dans l’après Seconde Guerre mondiale, alors que l’activité portuaire de la ville déclinait dramatiquement. Ils furent fermés en 1972. Leur rénovation est évoquée précisément par le roman, qui évoque l’implantation du musée de la marine, de galeries marchandes, de restaurants, de bars, la présence d’artistes en résidence… Cette régénération alliant commerce et culture fut dirigée à l’époque par la Merseyside Development Corporation, un nouveau type d’organisation créé par le gouvernement conservateur aux tout début des années 1980 dans le but de redynamiser des territoires en friche au moyen de partenariats public-privé.
      Le développement des docks fut ainsi commandé par l’Etat britannique plutôt que la ville de Liverpool. L’ouverture en 1988 de la Tate of the North – ainsi que le musée s’appelait originellement – s’insérait dans une vision exportée par la capitale. Elle permettait au musée-mère d’agrandir ses espaces d’exposition, une stratégie qui s’est poursuivie avec la création de la Tate St Yves (1993) et de la Tate Modern (2000). Les filiations personnelles du musée font également écho à la trame de l’exposition « Cent ans d’Africanisme », si l’on songe que Henry Tate, le fondateur et mécène du musée, avait construit sa fortune à partir du commerce du sucre à Liverpool [42]. L’ouverture de la Tate Liverpool participait à un projet de reconversion économique. On entérinait un long processus de désindustrialisation régional, et l’on confirmait la conversion à une économie de service où les arts et la culture jouent un rôle non négligeable dans la captation d’investissements externes. « Qu’est ce que vous croyez, Finlay ? Qu’il va suffire de multiplier les musées et de transformer les bâtiments en autant de salles d’exposition entrecoupées de lofts luxueux avec vue sur la Mersey ? » [43]. Ainsi s’exprime Graham Griffiths, le mari d’Alice et capitaine du port de Liverpool, lors d’une discussion houleuse avec l’enquêteur de la Walker Art Gallery : « Ce ne sont pas des bataillons de soldats que vous formez pour coloniser la planète, ce sont des régiments de touristes, vous faites du monde un décor, une aire de loisir, un cinémascope planétaire avec ici et là des musées qui prolifèrent comme un cancer » [44]. Sont désignés deux phénomènes négatifs de la régénération culturelle. D’une part, une gentrification du territoire, induisant la transformation de l’habitat indigène à travers l’importation et la culture des « classes créatives » [45]. D’autre part, une théâtralisation du vivant, le monde devenant un spectacle où ne subsistent plus que les reproductions d’un réel disparu. À ces simulacres, Griffiths opposait un projet de redéveloppement économique du port. C’est entre ces deux pôles que les deux frères confrontent deux visions du monde, entre représentation et agentivité.

 

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[33] G. Raillard, « De quelques éléments baroques dans le roman de Michel Butor », art. cit., p. 189.
[34] M. Butor, L’Emploi du temps, p. 26.
[35] Ibid., p. 30.
[36] Ibid., p. 22.
[37] L. Lang, Liverpool marée haute, p. 146 et p. 201. Ces trois autres toiles en provenance du Ghana sont décrites ultérieurement. L’une représentait un roi dansant devant ses femmes lors d’une cérémonie, une autre une scène de pêche à la lance, deux sujets de genre. La troisième dépeignait sur une place de village africain un attroupement autour d’une femme blanche berçant un nourrisson noir. Il est possible de voir dans cette troisième image une filiation menant aux complications tant personnelles – le départ d’Alice – qu’esthétique – le texte évoque la figure d’une Madone à l’enfant – du récit.
[38] Ibid., p. 19.
[39] Ibid., p. 20.
[40] Ibid., p. 135.
[41] Lettre de John A. Roberts à Alan Bowness, Tate Archive, Kryman Research Centre, 1980.
[42] Pour précision, la création de son entreprise par Henry Tate remonte à 1859, soit après l’abolition de l’esclavage. Les liens symboliques demeurent puissants dans une ville dont l’essor s’est construit sur les commerces impériaux.
[43] L. Lang, Liverpool marée haute, p. 260.
[44] Ibid.
[45] R. Florida, Cities and the creative class, New York, Routledge, 2005.