Malédiction et Renaissance :
lectures imagées de la ville du nord

- Gabriel Gee
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      Martin Finlay en découvre le fil conducteur en cherchant à déplacer le bureau du disparu qu’il doit désormais remplacer. Surgie de derrière le mobilier, « la photographie polaroid d’une jolie femme rousse à la lourde chevelure ondoyante sur des épaules dénudées, fixée par une punaise » [25]. Une inscription, « à l’éperdue » et une partition d’orgue, l’instrument de prédilection d’Abel Manson, accompagnent la photographie. Deux sœurs attisent ici aussi les passions, Julia et Alice. L’aîné, Julia a épousé Abel. La cadette, Alice, a épousé le même jour le futur capitaine du port de Liverpool, Graham Griffiths. Mais la juxtaposition des toiles évoquait quelque prince sensuel et prodigieux, nourri ou consumé d’un feu intérieur. C’est le frère d’Abel, Jason, de sept ans son cadet, « un frère maudit qui le fascinait comme l’horizon de sa perte » [26]. Jason séduit Alice et l’emporte en Afrique d’où elle ne reviendra pas. Les tableaux indiquaient déjà une présence ensorcelante qui émanait tant des images victoriennes que des masques africains. Visitant les collections Préraphaélites de la Walker, Jason comparait deux portraits de femmes rousses attribués à Dante Gabriel Rossetti et Edward Burne Jones aux deux sœurs aimées. Il s’agissait alors d’une provocation (il subtilisait la femme d’un autre contre la volonté de son frère) et d’une célébration licencieuse. Graham Griffiths relate plus tard à Martin Finlay le retour de Jason à Liverpool. Appelé une nuit de haute mer à la rescousse d’un navire en feu provenant d’Afrique, Griffiths trouve Jason enivré dans une cabine, refusant de quitter la projection au mur d’images filmées où se tient une femme blanche que l’on devine être Alice en terre africaine. Comme le polaroid d’Abel, le dernier d’une longue série de portraits pris le long de plusieurs années, les images filmiques d’Alice en noir et blanc fonctionnent comme document du ’ça a été’. Leur vue appelle la souffrance du présent. Ici, les voyageurs héroïques contemplent aussi des Ariane abandonnées sur des rivages désormais inaccessibles.
      D’un côté, on trouve ainsi des récits mythiques et des modules visuels qui fournissent un intertexte dans lequel se lit et s’écrit la forme des filiations qui relient les protagonistes les uns aux autres. Ce pan de la lecture du monde est conservé par le musée, protecteur mais aussi générateur de l’histoire. A la fin du XXe siècle, l’apport spécifique de l’image photographique, tel le voile de Véronique – relique cachée pour Abel, surface brouillée pour Jason –, introduit un second enjeu attaché aux arts et aux images dans la ville du nord : après celui de la lecture du réel – imbriqué certes dans sa médiation textuelle –, celui de sa construction.

 

Iconoclasme et trophées de l’empire

 

      L’Emploi du temps comme Liverpool marée haute questionnent le pouvoir des arts et des images. Jacques Revel explore ce pouvoir à travers son journal même, et le voyage physique comme intellectuel qu’il écrit au jour le jour afin de combattre l’emprise de la ville du nord. Jacques est un voyageur, exilé pour un an dans un univers hostile au sein duquel il ne cesse de retracer son cheminement [27]. Le journal du voyageur dessine ainsi une cartographie urbaine et humaine [28], où les symboles visuels jouent un rôle moteur. De même, Martin Finlay est le saint Christophe d’Abel Manson, un voyageur médiateur contre son gré. Il refuse à contre cœur la proposition d’embauche du musée des sciences et de l’industrie de Birmingham dans les Midlands, région d’où il est originaire [29], pour poursuivre la mission curatoriale léguée par son mentor à Liverpool. Voyageurs confrontés au pouvoir des images, ils en découvrent également les médiations à travers leur destruction. Cet iconoclasme interroge l’origine de la ville du nord, et le poids de l’histoire face au vivant.
      Dans la ville de Bleston, un acte de profanation accompagne l’image des origines : le vitrail du meurtrier. Lors des conflits religieux du XVIe siècle qui frappèrent Bleston, opposant les catholiques aux anglicans, l’évêque de la cathédrale fut lynché devant les images qu’il avait commandées, et le pendant du vitrail de Caïn et des villes maudites fut détruit. Le berger, Abel, qui aurait dû se trouver à la droite du Père dans le programme iconographique non achevé et vandalisé, a donc disparu, tout comme les villes saintes qui l’accompagnaient [30]. Ne demeure que la représentation de la ville de Bleston, « ville de Caïn » [31], alliée au crime ayant présidé à son ascendance. Cependant, cette malédiction est tempérée par l’existence d’une nouvelle cathédrale, anglicane, construite au XIXe siècle par les édiles de la ville. Le texte de Michel Butor date des années 1950, mais il est tentant de superposer à cette vision l’histoire de l’architecture religieuse de Liverpool au XXe siècle. La ville a plus que toute autre dans le nord de l’Angleterre, et à l’instar de Glasgow en Ecosse ou de Belfast en Irlande du nord, été marquée par une forte bipolarité religieuse, due notamment à la présence d’importantes communautés irlandaises. Cette cathédrale anglicane correspondait ainsi à la monumentale construction néo-gothique conçue par Giles Gilbert Scott en 1903 et achevée en 1978, et qui serait dans L’emploi du temps la « nouvelle cathédrale ». Pour ce qui concerne l’ancienne cathédrale, romaine, il faudrait se projeter dans la construction ultérieure de la Metropolitan Catholic Cathedral consacrée en 1967 sur Mount Pleasant. Il paraît surtout porteur de noter les pendants architecturaux de salvation, qui se côtoient sur le plan de la ville de Bleston imaginée ouvrant L’Emploi du temps et celui de Liverpool inclus au début de La Fin des paysages. La nouvelle cathédrale, anglicane, de L’Emploi du temps, affirme une régénération urbaine et citadine. La grandeur imposante de l’édifice qui surprend un Jacques Revel venu avec des a priori sarcastiques, est ornée de figures allégoriques et d’un bestiaire, où il remarque en particulier une grande tortue, ainsi que la présence de mouches. Ici encore, les modules visuels doublent l’intrigue. Car si l’ancienne cathédrale romaine est liée à Jacques Revel pour l’accusation iconographique qu’elle porte sur la ville de Bleston, la nouvelle cathédrale anglicane est liée à son collègue James Jenkins, l’autochtone, dont la mère se révèle être la fille de son architecte. Les mouches renvoient ainsi à la bague de Mme Jenkins, et au parti indigène de la ville du nord qui assure sa reproduction. Si la symbolique des mouches n’est pas éclairée dans le texte (dans la notice illustrée de la cathédrale de Bleston, Jacques Revel n’y trouve « aucun éclaircissement à ce sujet »), on peut néanmoins relever que les mouches dans la littérature chrétienne ainsi que dans leur usage métaphorique à l’époque médiévale sont symbole de châtiment divin [32]. Quant à la tortue, elle est mise en rapport avec la troisième tapisserie du musée, « immense vautour » qui se nourrit des proies du géant Sciron. Des images détruites au nouvel édifice, s’opposent ainsi le désir mortifère du visiteur et la persistance des facultés de régénération de la ville de Caïn, dont l’iconographie produite par son industrie « moderne » reconduit la figure de la ville maudite et anthropophage.

 

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[25] L. Lang, Liverpool marée haute, pp. 36-37.
[26] Ibid., p. 158.
[27] George Burton fournit à Jaques Revel et au lecteur la clé de l’opération : « […] dans les meilleures œuvres du genre, il saluait l’apparition à l’intérieur du roman comme d’une nouvelle dimension, nous expliquant que ce ne sont plus seulement les personnages et leurs relations qui se transforment sous les yeux du lecteur, mais ce que l’on sait de ces relations et de leur histoire (…) de telle sorte que le récit n’est plus la simple projection plane d’une série d’événements, mais la restitution de leur architecture […] » (M. Butor, L’Emploi du temps, p. 161).
[28] La cartographie urbaine qu’opère le journal redouble la carte, objet que Jacques Revel achète à Ann Bailey pour s’orienter, qu’il brûle symboliquement pour, finalement vaincu, devoir la racheter.
[29] Luc Lang se réfère à la région de Liverpool comme à la région des Midlands. On peut comprendre cette appellation à l’échelle de la Grande Bretagne où, sans doute, le nord de l’Angleterre se trouve « au milieu » de l’île.
[30] M. Butor, L’Emploi du temps, p. 76. Le vitrail était consacré à l’histoire d’Abel et de Seth.
[31] Ibid., p. 80.
[32] M. Studnickova, « Theological Metaphor as an object », CIHA Conference, Nuremberg, 16.07.2012.