Malédiction et Renaissance :
lectures imagées de la ville du nord

- Gabriel Gee
_______________________________

pages 1 2 3 4 5
ouvrir cet article au format pdf
partager cet article   Facebook Twitter Linkedin email

      Au fil des romans de l’écrivain Luc Lang, Liverpool marée haute (1991) et La Fin des paysages (2006), le récit avance autour de la préparation de l’exposition inaugurale de la Tate Gallery Liverpool, « Cent ans d’africanisme. 1850-1950 ». L’exposition a été pensée par le directeur de la Walker Art Gallery, Abel Manson. Lorsque ce dernier est retrouvé mort au volant de sa voiture sur les quais de la Mersey, c’est le narrateur, Martin Finlay, l’assistant d’Abel, qui se voit chargé de mener les préparatifs de l’exposition à leur terme. Un mauvais présage ouvre le récit : une cargaison en provenance d’Afrique, alors qu’elle est transvasée du navire à la terre ferme, s’effondre sur le quai, tuant un docker sur le coup. Devant la foule immobile assemblée là, un homme ramasse quelques masques précieux, puis disparaît non sans avoir monté les témoins contre les tableaux orientalistes contenus par la caisse assassine. L’intrigue brumeuse n’est pas sans rappeler les vapeurs enfumées entourant L’Emploi du temps de Michel Butor (1957). Là aussi, dans les tréfonds pluvieux d’une ville du nord indistincte, se joue une énigme nourrie aux arts visuels. Entre le vitrail de Caïn et les aventures de Thésée, Jacques Revel construit son parcours tout en lisant et en imaginant. Entre image-objet et image-discours, l’enquête dessine une ville archétypale de l’industrie, dont l’histoire et le devenir sont entachés par un péché originel pour lequel vitraux et tapisseries fournissent le révélateur.
      Prenant pour source première à la fois les images ignobles de Luc Lang et le Vitrail du Meurtrier de Michel Butor, cette réflexion cherchera à engager un dialogue avec les récits entrecroisés de Lang et Butor en invoquant le contexte historique spécifique de l’histoire des arts dans les régions du nord de l’Angleterre. Les textes signalent une confrontation entre l’œuvre originelle et le cadre qui vient l’entourer. La rébellion de Caïn porte contre la méthodologie érudite, savante, et didactique d’Abel. On retrouve en fait ici cette question de l’art par qui, pour qui, pour quoi ? Dans le contexte du nord-ouest de l’Angleterre, et en particulier de Liverpool, ville rassemblant certains des dilemmes les plus caractéristiques des anciens bastions industriels britanniques confrontés au déclin de leur économie et aux stratégies de régénérations culturelles, on s’efforcera d’évoquer la justesse tant poétique que politique suggérée par l’intersection du texte avec la sphère visuelle.

 

Crime originel et malédiction urbaine

 

      Aux premières pages de Liverpool marée haute, nous est conté le récit de l’accident « mythologique » qui conduit à la fois l’enquête du narrateur et signale le rôle ambivalent et disputé des arts dans la ville portuaire. Du port Harcourt, vaisseau branlant en provenance du Ghana, s’effondrent quatre caisses destinées à l’exposition « Un siècle d’Africanisme, 1850-1950 ». Deux d’entre elles disparaissent dans les eaux du port, l’une s’abîme sur une bite d’amarrage, la quatrième s’écrase sur le sol. Cette dernière caisse laisse « à nus quatre grands tableaux qui se tenaient encore sur la tranche de leurs cadres dorés… » [1]. La précédente a pour sa part éparpillé sur le quai des masques, des statuettes, des parures et bracelets. Ces objets dispersés se trouvent opposés aux tableaux, « orientalistes », dont la foule des dockers contemple en silence l’effet meurtrier :

 

[…] dans le silence stupéfié et l’hébétude hagarde des plus proches témoins, on entend soudain l’entêtant cliquetis (…) de la roue arrière tournant à vide, on remarque l’autre roue, la fourche et le guidon tordus, les jambes de l’ouvrier prises dans la tubulure du cadre, le corps tronqué-mélangé à sa bicyclette et à des bouts de planche… le buste et la tête ne sont plus à présent qu’un plan de chair et d’os entre la caisse et les pavés du quai, invisibles… mais à la lisière du paysage écrasé de soleil, épousant le relief du sol, s’élargit lentement une flaque de sang […] [2].

 

C’est là l’origine – titre de la première partie de La Fin des paysages – de l’enquête de Martin Finlay, le fidèle adjoint de feu Abel Manson, le directeur de la Walker Art Gallery qui depuis les Albert Docks s’est donc précipité avec sa voiture dans la Mersey à marée basse. L’enquête va dévoiler des parcours de vie et d’histoire imbriqués qui informent rétrospectivement un événement qui apparaît comme un symptôme. Aux tableaux criminels sont opposés les masques impénétrables et chaque objet déplie une vision du monde et des arts qui s’inscrit dans le présent en devenir de Liverpool au tournant des années 1990.
      Un accident tout aussi inéluctable marque le cours de L’Emploi du temps. Il ne survient pour sa part qu’à mi parcours, au sein de la troisième partie éponyme qui suit « l’entrée », l’arrivée du français Jaques Revel dans la ville du nord, et « les présages ». L’auteur de roman policier George Burton est alors renversé en pleine rue par une Morris noire. Fait significatif, la voiture aurait brûlé un feu rouge et même changé de direction « pour se précipiter sur George William Burton » avant de disparaître sans qu’aucun témoin n’ait pu relever sa plaque d’immatriculation. Cet accident, cependant, vient conclure une série d’événements qui trouvent leur source dans une image et un ensemble iconographique, eux-mêmes sertis au cœur d’un livre, « le Meurtre de Bleston », signé J. C. Hamilton, alias George Burton. Pour Jacques Revel, qui est le détonateur et le révélateur du récit [3] que le lecteur suit au gré des mouvements diachroniques de son journal, « le Meurtre de Bleston » est une bouffée d’air pur au cœur d’une ville où l’air est « amer, acide, charbonneux, lourd comme si un grain de limaille lestait chaque gouttelette de son brouillard », et où le vent a un « poil âpre et gluant comme celui d’une couverture de laine humide » [4]. Le narrateur est un français venu prendre une position de clerc dans cette ville anglaise de Bleston qui nourrit son ressentiment :

 

Dès les premiers instants, cette ville m’était apparue hostile, désagréable, enlisante, mais c’est au cours de ces semaines routinières (…), que sourdement s’est développée cette haine passionnée à son égard (…), cette haine en quelque sorte personnelle, car si je sais bien que Manchester ou Leeds, Newcastle ou Sheffield, Liverpool qui possède, paraît-il, une cathédrale récente non sans intérêt, ou encore, sans doute, ces villes américaines, Pittsburgh ou Détroit, auraient eu sur moi une influence similaire, il me semble qu’elle, Bleston, pousse à l’extrême certaines particularités de ce genre d’agglomération, qu’elle est, de toutes, celle dont la sorcellerie est la plus rusée et la plus puissante [5].

 

Bleston est un concentré de la ville du nord de l’Angleterre. Et ainsi que le signale la comparaison américaine, elle est également quintessence de la ville industrielle produite par la révolution technique des XVIIIe et XIXe siècles qui prit son élan précisément dans le Lancashire, le Yorkshire et le sud du Northumberland. On ne voit cependant pas directement, dans L’Emploi du temps, l’enfer sur terre dont parlait le visiteur Engels à propos de Manchester :

 

Telle est la vieille ville de Manchester – et en relisant ma description, je dois reconnaître que bien loin d’être exagérée, ses couleurs n’en sont pas assez crues pour donner à voir la saleté, la vétusté et l’inconfort, ni à quel point la construction de ce quartier (…) est un défi à toutes les règles de la salubrité, de l’aération et de l’hygiène (…) Bien sûr c’est la vieille ville – et c’est l’argument des gens d’ici, quand on leur parle de l’état épouvantable de cet enfer sur terre. Mais qu’est-ce à dire ? Tout ce qui suscite ici le plus notre horreur et notre indignation est récent et date de l’époque industrielle [6].

 

Si l’on n’aperçoit pas non plus directement les cheminées et la foule pressée des travailleurs que le peintre de Salford L. S Lowry pouvait encore observer au sortir de la seconde guerre mondiale, on suit Jacques Revel le long d’une angoisse parallèle auprès des officines des classes marchandes, enveloppées dans un territoire tout aussi enfumé que son passé industrieux le requiert. Chaque journée apporte son lot de grisaille, que le narrateur peine à combattre, que ce soit de son hôtel nommé « l’écrou » ou coincé dans les bureaux de la maison d’exportation Matthews and Son au centre-ville même de Bleston. La ville blafarde est par ailleurs tentaculaire [7], et une tentative de fuite vers la campagne avoisinante se solde par une déconvenue : « Oui, je vois, la vraie campagne. C’est un peu difficile à trouver par ici, vous avez des terrains en friche dans certains intervalles entre les villes, mais, comment vous dirais-je, c’est un peu abîmé, sali » [8]. Ville sorcière, envoûtante et omniprésente, contre qui « le Meurtre de Bleston » fournit un rare allié, signalé par l’ambiguïté du titre même [9] et dont l’auteur, J.-C. Hamilton, pourra être « un complice, un sorcier habitué à ce genre de périls, qui pût me munir de charmes assez puissants pour me permettre de les défier… » [10].

 

>suite

[1] L. Lang, Liverpool marée haute, Paris, Gallimard, 1991, p. 15.
[2] L. Lang, La Fin des paysages, Paris, Stock, 2006, pp. 16-17.
[3] Michel Butor, L’Emploi du temps, Paris, Minuit, 1957, pp. 146-47. Le rôle de l’enquêteur est décrit par l’auteur George Burton dans un commentaire de ses propres ouvrages, qui se répercutent eux-mêmes dans le récit du français : « Tout roman policier est bâti sur deux meurtres dont le premier, commis par l’assassin, n’est que l’occasion du second dans lequel il est la victime du meurtrier pur et impunissable, du détective qui le met à mort (…) par l’explosion de la vérité ». Michel Butor rappelle cette opération dans « le voyage et récriture », dans Romantisme, 1972, n°4, « Voyager doit être un travail sérieux », pp. 4-17.
[4] M. Butor, L’Emploi du temps, p. 10.
[5] Ibid, p. 38.
[6] Fr. Engels, The condition of the working class in England, Swan Sonnenshein, Londres, 1844. Une traduction française se trouve sur le site Marxists Internet Archive.
[7] « La lutte de Revel est une lutte fictive, mi-lutte, mi-danse, bien représentée par l’apparence la pieuvre, prise parfois par Bleston, qui avance ses tentacules, qui modifie sa forme, se dérobe aux contre-attaques » (G. Raillard, « De quelques éléments baroques dans le roman de Michel Butor », dans Cahiers de l’association internationale des études françaises, 1962, n°14, p. 188).
[8] M. Butor, L’Emploi du temps, p. 34.
[9] G. Raillard, « De quelques éléments baroques dans le roman de Michel Butor », art. cit., p. 187.
[10] M. Butor, L’Emploi du temps, p. 57.