Les illustrations du Lévite d’Ephraïm
de Rousseau ou l’ombre portée de l’image
et manquante sur la réécriture biblique
ses transpositions visuelles
- Geneviève Di Rosa
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En effet, la réécriture de l’intertexte biblique est marquée par une diversité de genres, de registres, dont les illustrations soulignent l’absence d’unité. De la scène de genre, pastorale mignarde à la peinture d’histoire profane des Sabines, en passant par des scènes bibliques, les illustrations révèlent la diversité stylistique. Le passage liminaire de l’exorde appartient au un registre pathétique évoquant la tonalité biblique grâce notamment à la requête d’animation de la voix : « Sainte colère de la vertu, viens animer ma voix », et aux anaphores « je dirai » qui font de l’énonciateur un substitut du Verbe. Dès l’alinéa quatre s’opère un net changement de tonalité par l’émergence de la musique pastorale de l’idylle. Assombrie lors du départ de la concubine, elle resurgit grâce à l’effusion familiale, mais se colore d’un registre pathétique saisissant, culminant dans la scène de la beauté mourante et dans celle de l’imprécation du Lévite. Le rédacteur greffe ensuite aux derniers chants le registre épique du combat contrastant avec le pathos crépusculaire sur le champ de bataille déserté et termine par un style héroïque qui laisse penser à un tout autre genre, celui de la tragédie cornélienne. Seul le texte biblique, l’hypotexte, in fine, fait tenir l’ensemble, borde le corps d’un assemblage d’énoncés et de styles menaçant d’éclatement. Nous pourrions dire que ce texte craque par toutes ses coutures ; à force d’y faire entrer des éléments exogènes, il paraît écartelé entre plusieurs styles et donc menacé à la limite de la dislocation.
L’image du corps coupé serait alors aussi celle d’une réécriture tendant vers l’unité du mythe biblique tout en étant menacée de fragmentation. La pratique du fragment est d’abord celle des Philosophes, après avoir été celle des exégètes, et peut prendre des formes violentes dans les écrits de Voltaire, de Diderot ou du Baron d’Holbach, taillant en pleine chair de l’intertexte, dépeçant, morcelant, isolant afin de mettre au jour les incohérences et l’absurdité du mythe biblique. L’écriture de Rousseau est à rebours puisqu’elle cherche à rassembler, suturer, étouper selon le telos à la fois moral et esthétique d’une éducation et d’une représentation des passions. Mais c’est encore une violence faite à l’intertexte biblique dont le telos est différent et dont le style est défini essentiellement par les manques [42]. François Van Laere a déjà souligné que Rousseau introduit de force le style gessnérien et le rêve arcadien « dans un récit qui le nie » [43]. L’enjeu le plus fort de la réécriture est le rapport d’infraction d’un énoncé à l’autre. Les illustrations éclairent donc la belligérance entre plusieurs styles littéraire ainsi que la violence faite au texte biblique. Elles rendent sensibles cette tension au cœur de la réécriture qui rêvant de transformer le plomb en or, le texte scandaleux en texte édifiant, agit par infraction.
Dans cette perspective, il se pourrait d’ailleurs que l’image absente soit aussi l’image honteuse [44]. L’image matricielle est porteuse de cette ambiguïté : signifiant un langage d’action, la réalisation suprême d’une parole-acte, d’un langage agissant immédiatement sur son destinataire, à l’opposé des arguties du logos, elle ne peut masquer qu’en même temps elle puise aux sources d’une violence terrible, barbare, à la limite de l’anthropophagie et dont la motivation est la vengeance. Or, la violence vengeresse est l’affect que l’ethos de Rousseau récuse catégoriquement. Quand il relate dans les Confessions l’état d’esprit de Jean-Jacques rédigeant dans sa voiture un premier jet du Lévite, il met en valeur un psychisme dénué de rancune, d’aigreur, d’idées vengeresses :
C’est à cette heureuse disposition, je le sens, que je dois de n’avoir jamais connu cette humeur rancunière qui fermente dans un cœur vindicatif, pour le souvenir continuel des offenses reçues, et qui le tourmente lui-même de tout le mal qu’il voudrait faire à son ennemi. Naturellement emporté, j’ai senti la colère, la fureur même dans les premiers mouvements ; mais jamais un désir de vengeance ne prit racine au-dedans de moi. Je m’occupe trop peu de l’offense, pour m’occuper de l’offenseur [45].
Enfouir l’image, lui dénier le passage à la visibilité illustrative peut traduire la crainte d’invalider son entreprise de réhabilitation auprès d’autrui, de présentation de sa nature heureuse sans fiel, sans aigreur. Certes par son existence même, Le Lévite est la preuve apologétique que Rousseau ne ressasse pas les événements, qu’il est capable de s’évader, de s’immerger dans un univers très éloigné du monde réel et d’y projeter ses propres chimères, mais le choix de ce récit biblique est intrinsèquement problématique : d’abord, parce qu’inéluctablement, il fait retour sur l’exil de l’auteur, ensuite parce qu’il a nécessairement à voir avec la vengeance. Le Lévite à cause de sa fonction sacerdotale n’a pas été le bouc émissaire premier des barbares, l’agressivité a été détournée sur sa femme, supplément de supplément ; par réaction, il devient le vengeur, simulacre non plus du Christ souffrant mais simulacre du Dieu vengeur. En outre, le Lévite est un vengeur ambigu : tel un ange de dieu, il agit sans affects contrôlant tous ses sentiments pour n’être plus que l’instrument divin de la vengeance ; mais l’étouffement de tous ses affects, au profit d’une fureur totale, inquiète, fait pressentir les effets dirimants d’une aveugle et excessive vengeance dont les assauts répétés des tribus d’Israël, et la surenchère dans l’horreur, sont la métaphore. Même si Jean-Jacques peut se définir à l’opposé du Lévite comme exempt de tout ressentiment, les deux se rejoignent dans l’acte apologétique, qu’il passe par le langage visuel d’une brutalité extrême ou par le détour très sophistiqué d’un récit biblique. Même si on n’attribue aucune valeur allégorique autobiographique au Lévite d’Ephraïm, par son existence même, il est l’acte apologétique de J.-J. : il manifeste l’absence d’esprit de vengeance. Mais à partir du moment où l’on rentre dans la transmission, l’exposé des dommages subis, on pose bien un acte de vengeance. Le mal subi appelle réparation, destruction de la cause du mal, ce qui passe par plaider sa propre cause [46]. La seule façon d’éviter ce cycle de la vengeance est le silence, la posture christique de Jésus sur la croix. On voit dans quelle aporie est piégé Rousseau mais la situation est quasiment inéluctable car le silence eût été une autre forme de mise à mort. L’apologie est vitale de même que la nécessité de ressaisir son unité sous le regard d’autrui. Le piège éludé transparaît donc dans le choix des illustrations enfouissant l’image génésique comme pour masquer l’écart entre l’œuvre produite et l’image que l’auteur veut donner de lui dans sa remémoration lors des Confessions.
Les décalages entre texte et image, l’inadéquation ou l’absence tendent à révéler les tensions à l’œuvre, voire l’échec d’une œuvre que finalement Rousseau ne publiera pas. Le fait que la rédaction du Lévite ait été étalée dans le temps et prise dans le projet apologétique de l’auteur explique certainement ce retrait éditorial : trop d’enjeux, parfois contradictoires, pesaient sur ce texte qui devait à la fois consoler son auteur, le réhabiliter auprès du lecteur, unifier et moraliser le texte biblique, représenter des passions vertueuses… En même temps, ce récit marque une étape importante dans la réflexion de Rousseau. Prélude aux grands écrits autobiographiques, il a valeur d’expérimentation et révèle des schèmes culturels essentiels. L’image-limite, l’illustration absente, font émerger l’imaginaire topique de la dislocation, la hantise d’une désagrégation, et de l’auteur et de son œuvre, avec pour symbole le corps coupé/réuni et pour pratique la réécriture biblique.