Les illustrations du Lévite d’Ephraïm
de Rousseau ou l’ombre portée de l’image
et manquante sur la réécriture biblique
ses transpositions visuelles
- Geneviève Di Rosa
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La disparition des modèles vivants, leur inexorable extinction est « une des causes générales de la décadence des Arts » [33], l’idéal esthétique prôné devenant quasiment inatteignable. Rousseau remet en question cette esthétique : ce n’est pas l’homme spécifiquement moderne qui se comporte ainsi, c’est tout homme civilisé, la marque de la sociabilité, de la vertu en société étant justement le contrôle des affects par la raison. L’universalisme de Rousseau montre qu’il se situe dans le domaine de la morale davantage que dans celui des conventions sociales. Pour celui qui ne craint pas de s’afficher en costume arménien, il n’est pas question d’adhérer à un quelconque code de bienséance mais l’expression de l’intime n’exclut pas un contrôle de ses passions. Il reconnaît que l’imitation visuelle de l’homme qui est éduqué pour contrôler ses passions et ne pas laisser libre cours à l’épanchement visible de ses émotions, est difficile ; mais imiter des passions visibles, c’est céder au goût du vulgaire et créer une œuvre amorale :
Nous dirons donc que la constance et la fermeté dans les disgrâces sont l’ouvrage de la raison, et que le deuil, les larmes, le désespoir, les gémissements, appartiennent à une partie de l’âme opposée à l’autre, plus débile, plus lâche, et beaucoup inférieure en dignité. Or, c’est de cette partie sensible et faible que se tirent les imitations touchantes et variées qu’on voit sur la scène. L’homme ferme, prudent, toujours semblable à lui-même, n’est pas si facile à imiter ; et quand il le serait, l’imitation, moins variée, n’en serait pas si agréable au vulgaire ; il s’intéresserait difficilement à une image qui ne serait pas la sienne, et dans laquelle il ne reconnaîtrait ni ses mœurs, ni ses passions: jamais le cœur humain ne s’identifie avec des objets qu’il sent lui être absolument étrangers [34].
La solution, ou le défi, serait d’imiter des hommes qui contrôlent encore imparfaitement leurs affects mais tendent vers cette maîtrise, ce qui leur confèrerait et visibilité et intérêt. On peut penser que Le Lévite, récit d’imitation d’un temps où les hommes ne sont pas encore entièrement polis par les usages, constitue ce modèle idéal et que c’est dans cette perspective que Rousseau imagine confier les gravures à Watelet.
Pour revenir à l’ouverture du Lévite, on voit que l’énonciateur propose au contemplateur du terrible tableau biblique une véritable connaissance qui n’en reste pas à l’apparence des choses. Sa fiction appelle un travail réflexif de la part du lecteur (connaître), une prise de position (juger), et en dernier lieu seulement un partage émotionnel (détester). Pus loin dans le texte (chant IV, 1), la tribu Jabès de Galaad qui se dérobe au combat contre les Benjaminites devient le modèle du lecteur lâche. Cette exigence, dont la virulence est troublante, n’a d’égal que le redoutable défi que l’énonciateur se donne à lui-même du langage énergique à travers la langue.
C’est ainsi, qu’en second lieu, nous allons observer la réalisation de ce défi à travers l’écriture de la narration de la découpe du corps située à la fin du chant II :
Dès cet instant, occupé du seul projet dont son âme était remplie il fut sourd à tout autre sentiment ; l’amour, les regrets, la pitié, tout en lui se change en fureur. L’aspect même de ce corps, qui devrait le faire fondre en larmes, ne lui arrache plus ni plaintes ni pleurs : Il le contemple d’un œil sec et sombre ; il n’y voit plus qu’un objet de rage et de désespoir. Aidé de son serviteur, il le charge sur sa monture et l’emporte dans sa maison. Là, sans hésiter, sans trembler, le barbare ose couper ce corps en douze pièces ; d’une main ferme et sûre il frappe sans crainte, il coupe la chair et les os, il sépare la tête et les membres, et après avoir fait aux Tribus ces envois effroyables, il les précède à Maspha, déchire ses vêtements, couvre sa tête de cendres se prosterne a mesure qu’ils arrivent et réclame à grands cris la justice du Dieu d’Israël [35].
La narration, au présent, est clairement focalisée sur le ressenti du personnage et dramatise ce moment crucial de la métamorphose radicale du Lévite cessant d’être conduit par la passion amoureuse pour devenir l’homme d’un seul affect, la vengeance. Il n’est plus que cri, langage énergique de la vengeance qui s’exprime par le signe du corps découpé. Pour être efficace, entendu, vengé, il doit faire taire en lui tous ses affects, s’oublier lui-même, oublier le corps chéri, descendre au plus bas de l’abjection de son amour. L’atrocité de l’acte de morcellement corporel redouble l’atomisation de l’être violenté et anime le désir de vengeance chez le peuple d’Israël. Une des leçons du Lévite d’Ephraïm réside donc dans cette terrible éducation du contrôle des passions qui passe par la découverte du rapport du couple, petite société gémellaire, à son extériorité… Mais ce qui nous intéresse surtout dans cette narration réside dans l’opposition explicite avec l’attitude éplorée habituelle favorisant le beau spectacle d’une piéta. En accord avec l’esthétique prônée dans De l’Imitation théâtrale où Rousseau dénonce « ceux qui pleurent comme des femmes la perte de ce qui leur fut cher », le pathos demeure limité, les larmes évitées [36].
[26] Il s’agit de l’édition pour Duchesne en 1763 pour laquelle existe un projet de préface rédigé par Rousseau introduisant ces trois œuvres.
[27] Voir supra, p. 6.
[28] Le Lévite, p. 71.
[29] Nous citons pour mémoire Les Beaux-Arts réduits à un même principe (1746) et Principes de littérature (1754).
[30] De l’Imitation théâtrale, édité chez Marc-Michel Rey à Amsterdam, 1764, p. 197.
[31] Claude-Henri Watelet, L’Art de peindre, poème, avec des réflexions sur les différentes parties de la peinture, 1760.
[32] Ibid., p. 138.