Les illustrations du Lévite d’Ephraïm
de Rousseau ou l’ombre portée de l’image
et manquante sur la réécriture biblique
ses transpositions visuelles
- Geneviève Di Rosa
_______________________________
Fig. 1. P. Eskrich, Saint Paul, à Corinthe, brode
des tentes chez Aquilas 1582
Fig. 2. G. Hoet, Eve donne le fruit de la connaissance
à Adam, 1728
Fig. 4. C. Cort, L’ivresse de Noé, 1559
Fig. 6. Anonyme, « Frontispice pour les Nouvelles
ecclésiastiques de l’année 1737 »
La relation texte/image, via la mise en forme linguistique ou iconographique d’un récit, a trouvé historiquement un terrain de déploiement privilégié dans les pratiques éditoriales de la Bible. Celles-ci au XVIIIe siècle héritent d’une riche tradition d’illustrations en regard du texte biblique ou d’un genre moins connu visant un public laïc, les Figures de la Bible (figs. 1 et 2), que Max Engammare définit ainsi :
[…] des recueils de gravures sur bois, plus tard sur cuivre, qui représentent ou signifient l’Ecriture à travers des cycles d’estampes couvrant toute la Bible, un seul Testament, voire un seul livre biblique – la Genèse et l’Apocalypse ayant alors la faveur des auteurs –, ou l’histoire d’un homme – David ou Joseph s’imposant en héros. Du texte fait corps avec l’image, puisque d’un point de vue graphique des énoncés divers accompagnent, enveloppent, sinon protègent la gravure […] [1].
L’influence du concile de Trente imprègne fortement le rapport à l’image qui va bien au-delà de la simple idée d’une mise en image de l’Ecriture pour ceux qui ne savent pas lire. Frédéric Cousinié dans Le Peintre chrétien [2] étudie les fonctions à la fois éducative, pragmatique et esthétique de l’image biblique. Il permet d’appréhender l’idée sous-jacente, structurante pour les peintres chrétiens du XVIIe siècle, d’un christianisme-incarnation sensible du divin, substrat catholique des conceptions occidentales de l’image. Malgré les nombreux traités théoriques du Grand Siècle distinguant clairement la représentation de l’élément représenté et les traités édifiants moralisant les récits bibliques, l’image continue d’exercer un pouvoir, des pouvoirs ambigus, troubles, qu’elle soit le lieu de tentation pour l’illustration des récits vétérotestamentaires les plus abominables ou scabreux [3], ou le lieu d’une charge sacrale outrepassant une simple présentification de l’absent, au profit d’une énergie du « comme si de l’être là en son retour », ainsi que l’a si bien compris Louis Marin [4]. Ce qui singularise, spécifie, l’image biblique au XVIIIe siècle, est une évolution plurielle dont les prémices se situent dans le siècle antérieur mais dont les effets, parfois paradoxaux, ne se déploient vraiment qu’alors: le fondement de la fidélité au texte biblique sur une approche archéologique, scientifique, caractéristique des Lumières, l’autonomisation de l’image, qui n’étant plus nécessairement soumise au littéraire invente ses propres procédés pour signifier le religieux, l’invention par les jansénistes d’une science des rapports qui œuvre à la richesse figurative, l’essor de l’illustration à finalité pédagogique [5]. L’évolution est esthétique mais aussi plus largement culturelle, liée à l’histoire de l’exégèse. Le texte biblique soumis à la critique rationaliste, normative, historique [6], perd de son univocité ; les sources d’énonciation soupçonnées, divisées, le mythe biblique [7] compris dans sa perspective eschatologique christocentrique se fragmente. Les récits se dérobant à l’interprétation univoque, il devient difficile de produire une illustration exacte. Voltaire peut dénoncer allégrement chez les apologistes persistant dans la reconduction du mythe biblique la rage de tout signifier [8].
C’est dans ce contexte d’invention de nouveaux rapports à la Bible que se situe l’œuvre de Rousseau, Le Lévite d’Ephraïm, réécriture littéraire des chapitres XIX à XXI clôturant le Livre des Juges. Ce récit est emblématique des textes scandaleux sur lesquels pèse la critique morale des exégètes du XVIIe siècle. Son canevas narratif est particulièrement horrible et violent, relatant une tentative de sodomie contre le personnage du lévite d’Ephraïm faisant escale dans la tribu des Benjaminites après avoir retrouvé sa concubine enfuie chez ses parents, le viol et le meurtre de cette dernière, l’appel à la vengeance du lévite dépeçant le corps de sa femme en douze morceaux envoyés à chaque tribu d’Israël, l’extermination quasi-totale de la tribu des Benjaminites, l’enlèvement des femmes de la seule tribu qui s’était dérobée à la vengeance, afin de régénérer celle des Benjaminites. Dans la tradition patristique, ce récit était rapproché de Genèse (XIX) avec Loth recevant à Sodome la visite de deux anges sous forme humaine également menacés de sodomie par les habitants, signe du dévoiement des hommes s’éloignant du culte de Dieu. Cependant, le récit est d’une telle violence et d’une telle immoralité qu’il incite les exégètes du XVIIe siècle à le rejeter ou qu’il trahit chez les illustrateurs un goût du scabreux [9]. L’histoire du Lévite devient sous la plume de Voltaire un morceau de choix, un paradigme récurrent des « fables de cannibales », qu’il ne cesse de dénoncer et de réécrire tant dans ses œuvres de fiction que dans ses essais portant sur la Bible.
La réécriture de Rousseau est posée d’emblée dans sa singularité, surgissant au moment où dans sa propre vie, il subit les premières affres de l’exil. Frédéric S. Eigeldinger dans son édition critique du Lévite d’Ephraïm [10] livre une somme de recherches faisant autorité et permettant de connaître la genèse [11] de l’œuvre, sa réfraction dans les Confessions, avec toute la prudence requise à l’égard de cette réfraction valant comme construction a posteriori de la personne de l’auteur. L’idée de gageüre, d’œuvre défi, et d’œuvre expérimentale dont son auteur parle en termes de tentative et de réussite, préside donc à la constitution du texte. Le pari est inscrit dans le projet, non seulement dans la rencontre entre un sujet atroce et un style sentimental, mais aussi dans la littérarisation de la matrice biblique, dans cette volonté de faire d’un récit dont la finalité principale pour les rédacteurs deutéronomistes est religieuse et politique [12], une fiction littéraire. Sa réécriture procède principalement par ajout et déplacement : le re-tricotage du texte biblique joue sur tous les niveaux – le référent historique, la structure d’ensemble, le dispositif énonciatif, le système sémiotique des personnages – et procède par greffe de styles littéraires. Le rédacteur connaît toutes les insuffisances de ce texte biblique qui résiste aux exégètes et fait les beaux jours de ceux qui raillent l’Ancien Testament ou se délectent des récits scabreux. Mais le défi est aussi personnel, doublement personnel, puisque Le Lévite rédigé dans la voiture qui emporte Rousseau loin de Paris est une œuvre de consolation, de suppléance, et l’on sait grâce à Jean Starobinski [13] l’importance de la suppléance dans sa structure de pensée, et également une œuvre apologétique, visant à valoriser son ethos auprès des lecteurs en dévoilant sa capacité à s’abstraire du réel au lieu de sombrer dans l’esprit de vengeance. On le voit, beaucoup d’éléments se nouent dans ce récit pour lequel Rousseau a eu plusieurs projets d’édition dont l’un suffisamment abouti pour qu’il y adjoigne des notices d’illustration, ultime greffon. Il rédige en effet quatre notices d’illustration rythmant la macrostructure narrative à destination d’un dessinateur, dans la perspective d’une éventuelle édition regroupant Emile et Sophie ou les Solitaires et les Lettres à Sara, « après février 1764, alors qu’il pense à l’édition de ses œuvres et propose au peintre graveur Claude-Henri Watelet d’en être l’illustrateur » [14].
Les quatre sujets suivants se rapportent au Lévite d’Ephraïm et doivent par conséquent être dans le costume des premiers Hébreux et [représenter les paysages] de la palestine.
1.
Une Vallée agréable [ou l’on aperçoit le long des oliviers] traversée par un ruisseau et pleine de[s] rosiers de[s] grenadiers et autres arbustes. [.] une (sic) jeune et beau Levite offre à sa [jeune amante maîtresse, amante] jeune bien aimée une tourterelle qu’il vient de prendre au piège ; [elle] la [petite fille jeu] fille charmée caresse la tourterelle et la met dans son sein.
Un sistre à l’antique est par terre [le long] sous les ombrages, sur les coteaux on voit des oliviers et dans le fond des montagnes [et la (?)].
[1] M. Engammare, « Les Figures de la Bible. Le destin oublié d’un genre littéraire en image (XVIe-XVIIe s.) », dans Mélanges de l’Ecole française de Rome. Italie et Méditerranée, t. 106, n°2, 1994. pp. 549-591.
[2] Fr. Cousinié, Le Peintre chrétien, Paris, L’Harmattan, 2000.
[3] De sa consultation de nombreux ouvrages de Figures de la Bible, Max Engammare conclut : « La quantité de gravures dévolues aux épisodes scabreux, le soin mis à les réaliser, comme le grand nombre d’épigrammes et de commentaires négligeant toute condamnation invitent à croire qu’ils témoignent simplement de l’attirance perpétuelle des hommes pour les délices de la chair, même réprouvés » (Op. cit., p. 587). Un des programmes iconographiques les plus subversifs est celui de Hans Sebald Beham qu’on peut voir notamment dans Biblisch Historien figürlich fürgebildet durch den wolberümpten Sebald Behemvon Nuremberg, paru en 1533 à Francfort sur le Main, chez Christian Egenolff (figs. 3 et 4).
[4] L. Marin, Des pouvoirs de l’image, Paris, Seuil, 1993, pp. 12-14.
[5] Toute une grande partie de l’art janséniste se décline sous forme de gravures, d’estampes, de suites, qui sont autant de pendants non seulement de l’activité illustrative menée traditionnellement par les jésuites mais aussi de la volonté d’illustration exhaustive qui, selon Christine Gouzi, caractérise les Lumières : « Cette volonté d’illustration exhaustive était une marque des Lumières. L’Encyclopédie, ne pourrait se lire sans les planches qui l’accompagnent et qui explicitent heureusement certains articles techniques. Les saynètes décrivant la vie du diacre jouaient le même rôle que les illustrations du dictionnaire de D’Alembert : expliciter et démontrer, pour rendre les miracles opérés à l’intercession du diacre explicables et finalement tangibles » (L’art et le jansénisme au XVIIIe siècle, Paris, Nolin, 2007, p. 177) (figs 5 et 6).
[6] Selon les catégories établies par Bertram Eugène Schwarzbach dans « L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert » (Le Siècle des Lumières et la Bible, sous la direction d’Yvon Belaval, éd. Beauchesne, 1984).
[7] L’expression est de François Laplanche, dans La Bible en France, entre mythe et critique, XVIe-XIXe siècle, Paris, Albin Michel, 1994.
[8] Voltaire apostrophe ainsi les exégètes figuristes : « Allons, Abbadie, Sherlock, Houteville et consorts, faites des phrases pour justifier ces fables de cannibales; prouvez que tout cela est un type, une figure qui nous annonce Jésus-Christ » (L’Examen important de milord Bolingbroke, édition critique de Roland Mortier, dans The Complete works of Voltaire/Les Œuvres complètes de Voltaire 62 : 1766-1767, Oxford, The Voltaire Foundation, 1987, ch. VII, pp. 127-362).
[9] « Que les programmes iconographiques s’arrêtent avec délectation sur l’ivresse de Noé, l’inceste de Loth, les bains de Bethsabée et de Suzanne, comme nous n’avons eu cesse de les rencontrer, mais également sur les délices interdits de Sodome (Gn 18), les viols de Dina (Gn 34), de la femme du Lévite (Juges l9), de Thamar (2 Samuel 13) et gravent tant d’exactions en tous genres révèlent plus que de nombreux discours ce pouvoir de l’image, maîtresse du plaisir » (M. Engammare, « Les Figures de la Bible. Le destin oublié d’un genre littéraire en image (XVIe-XVIIe s.) », art. cit., p. 587).