Pour une historiographie de l’écoute
du cinéma avant 1914
- Martin Barnier
_______________________________
Persistance et modification des pratiques
Au total, certains phénomènes persistent depuis 1895, alors que d’autres sont modifiés à partir de 1907. Le film reste, du point de vue du spectateur qui visite tous les types de salles, une attraction comme une autre. Arlaud précise « par définition même, il [le « cinéma-distraction »] n’était pas le spectacle. (.) On allait au cinéma comme on va faire un tour de balançoire » [18]. Cette attraction continue au milieu des années 1900 à n’être qu’une curiosité parmi d’autres dans bien des endroits. Si la structure du spectacle change, ainsi que le contenu des films, les sons restent les mêmes. Encouragé par les cris des aboyeurs, en parade sur les foires, ou en faction devant des salles, le spectateur lambda entre aussi bien dans un music-hall ou un café-concert que dans une salle qui ne passe plus que des films. Des centaines de « concerts », salles de spectacles polyvalentes, dans toute la France diffusent des films dans leur programme, pendant quelques mois comme bouche-trou, ou comme attraction régulière. Cet aspect de la diffusion persiste et s’amplifie sur toute notre période. Les vues cinématographiques sont donc entourées de tous les cris, bruits, musiques, chansons, liés à ces lieux de spectacles. La multitude de lieux où les films sont montrés explique la variété des sons « parasites » ou « voulus » qui « accompagnent » ces vues. L’alliance de la boisson et du cinématographe ne disparaît pas avec la Première Guerre mondiale et le bruit des verres perdure après 1918. Les projections de films dans les bars peuvent sans doute être comparées aux écrans de téléviseurs dans les bistros et les restaurants d’aujourd’hui [19]. Le volume sonore dans un bar à une heure de forte affluence reste élevé, aujourd’hui comme à la Belle Époque, et ce n’est pas dû au son accompagnant les « images mouvantes ».
À la fin de notre période, le rituel hebdomadaire « d’aller au cinéma » semble se mettre en place partout en France. Le cinéma devient un lieu social où l’on peut retrouver ses amis, le samedi soir ou le dimanche après-midi [20].
Différenciation des musiques (et chants) en fonction des films ?
Dans certains lieux, les musiques appropriées changent selon les films. Mais music-hall, grand cinéma, petite exploitation, skating, forain., chacun garde ses spécificités musicales jusqu’à la guerre. Les films les plus variés étaient accompagnés par des musiques et des sons de tous types avant le développement des grandes salles spécialisées, et parfois par aucune musique. Quand le long métrage mélodramatique, le « film d’art » et les peplums commencent à avoir du succès, les grandes salles font des efforts pour l’accompagnement musical. Même des salles moyennes, mais avec des musiciens, expliquent qu’elles font écouter une musique écrite pour ce type de film, comme par exemple dans le Vaucluse [21].
De plus en plus de ténors et de sopranos sont priés de chanter pendant les moments cruciaux du film. Notre étude prouve l’importance du chant d’opéra dans les salles [22]. Ce point a été, jusqu’à présent, ignoré des histoires du cinéma. Pendant la période de légitimation du spectacle cinématographique, les liens avec l’opéra se multiplient. Mais une petite salle de quartier ne pourra pas payer une cantatrice, même si la salle parvient à obtenir un film prestigieux, de longues semaines après sa concurrente du centre ville. Dans ce cas, comme chez les forains les plus pauvres, l’accompagnement musical, ou vocal, demeure le même quel que soit le film. Les sons « appropriés » restent réservés aux exploitants ayant les moyens de se payer un orchestre, un conférencier de qualité, un système de synchronisation, ou autre. De plus, les bruits extérieurs continuent d’envahir la plupart des lieux où sont montrés les films. Le statut du lieu de présentation explique les différences entre les accompagnements sonores des films. Enfin, la résonance de la salle, qui donne à la musique, aux voix et aux bruits un écho particulier, doit être prise en compte pour saisir ce qu’entendait le public.
Domestication du spectateur ?
La modification du comportement des spectateurs se produit en fonction des ouvertures de salles spécialisées. Au lieu de retrouver toutes les classes sociales dans une baraque foraine (avec des prix d’entrée différenciés entre 1ères et 2ndes), les plus riches prendront régulièrement des loges dans les grandes salles de centre ville, alors que les plus pauvres iront chaque samedi soir dans leur « cinéma de quartier ». Mais cette évolution ne s’est pas faite en une quinzaine d’année. Il a fallu plus de temps pour forger ces habitudes, même si la construction des salles de banlieue commence dans les années 1912-1914. Nous sommes d’accord avec François Garçon sur l’idée que les différentes classes sociales se trouvent dans les mêmes séances, quand il signale que la plupart des salles réserve une partie de ses places à un public plus faubourien « qui assistera debout au spectacle » [23]. Les grandes salles atmosphériques, qui se construisent à partir de 1912, garderont longtemps des « promenoirs » d’où on peut voir l’écran en se tenant à une rambarde, pour une somme modique. Cette pratique a perduré jusqu’aux années 1950 dans certaines salles, et au moins jusqu’à la fin des années 1920 dans la plupart. Cela signifie que les bavardages continuent, facilités par la proximité physique le long de ces galeries. Pourtant, à partir des années 1910, les salles Gaumont diffusaient dans leur programme les « dix commandements du bon spectateur » qui recommande : « les titres tout bas tu liras » et « comme au théâtre à la fin, tu applaudiras ».
Il y a bien une certaine « domestication du spectateur » qui est obligé au silence, progressivement, dans les salles qui tiennent à leur standing. Mais cette « disciplinarisation » nous semble très éloignée de la description qu’en fait Jonathan Crary à la fin de son ouvrage L’Art de l’observateur. La machine panoptique de Foucault correspond à la description des éléments structurellement « répressif », comme l’école, l’hôpital psychiatrique ou la prison du XIXe siècle (encore que cette vision soit parfois contestée [24]). Quand Crary applique ce schéma au public du film, il parle de « standardisation de l’observateur », mais il ne se base sur aucune étude spectatorielle. La profusion des témoignages d’attitudes participatives des publics de la Belle Époque, que nous avons trouvés, remet en cause cette vision pessimiste. Heureusement, à la toute fin de son ouvrage, le chercheur américain laisse une autre possibilité d’interprétation en parlant de « subjectivité de l’observateur », « nouveau pouvoir sur le corps » et « autonomie de la vision » [25]. Quand le public peut influencer la séance par ses interventions, interpeller le bonimenteur, se moquer du bruiteur, etc., il n’est pas assujetti à une machine. Le plaisir artistique partagé des spectateurs montre que le public est actif et le « cinéma » un spectacle vivant [26]. C’est sans doute un des spectacles les plus démocratiques. Toutes les classes sociales vont voir les mêmes films même si, au cours des années 1910, ce n’est plus toujours dans le même lieu. Comme Miriam Hansen, Catherine Russell, Giuliana Bruno ou Lauren Rabinovitz, on peut parler de public en mouvement [27]. Le flâneur et la flâneuse, interpellés par un aboyeur, entrent voir un film, se déplacent entre le promenoir et le bar pendant la séance, participent au bruit en discutant. L’expérience partagée, décrite par John Dewey, donne une satisfaction intense à chaque spectateur qui exprime son plaisir de façon sonore.
Le projectionniste, prenant en compte les desideratas de son public, peut modifier l’ordre du programme tant que les films ne sont pas des longs métrages. Jusqu’à la Première Guerre mondiale, le projectionniste reste l’auteur de la séance (avec parfois l’intervention du directeur ou du chef d’orchestre), accélérant ou ralentissant, coupant et remontant les films. Le conférencier, on l’a vu, réagit en fonction de l’attitude de son public. Il est lui aussi un artiste de la séance, modifiant son discours s’il perd l’attention de l’auditoire. Le tourneur Régnault « refabrique » les histoires selon son public [28].
Nous avons montré l’importance de la « séance » comme unité fondamentale. Chaque séance a son unicité. Un même film passera dans des conditions d’accompagnement sonore très diverses lors de son périple dans toute la France. C’est pourquoi nous avons basé notre étude sur la perception des bruits, et non sur la réception des films. Chaque séance a son public. Chaque séance varie selon l’attitude du public, la dextérité du projectionniste, la fatigue du conférencier et des musiciens. Nous avons montré l’infinité des accompagnements possibles. La séance se conçoit en interaction entre organisateurs et participants. Nous pouvons associer les termes de « séance » et de « performance », du fait de l’unicité des expériences à chaque fois. Alain Boillat utilise les mots de Paul Zumthor, spécialiste de la poésie médiévale, pour décrire la performance [29]. L’auditeur fait partie intégrante de la performance. L’unicité du spectacle s’explique par la « présence physique » et la « communion » des participants. Nous souscrivons totalement à ces notions car nous avons montré à quel point le corps participe du plaisir de la séance avec projection.
Les observations des manifestations bruyantes des publics, dans un environnement très sonore, nous montrent un monde cinématographique éloigné des considérations alarmistes d’Adorno, Horkheimer et des théories de « manipulation des foules » énoncées par l’Ecole de Francfort. Comme le souligne Emmanuel Ethis, aucune observation empirique n’a démontré ces théories [30]. Au contraire, l’aspect vivant et turbulent des séances de la Belle Époque montre un spectateur émancipé [31]. Le spectateur contrôle parfois la séance et influence souvent les « organisateurs ».
[18] Ibid., p. 59.
[19] Ces télés allumées où des vidéo clips musicaux défilent dans l’indifférence des clients attablés ont un son couvert par les conversations.
[20] Y. Chevaldonné, Nouvelles Techniques et culture régionale : les premiers temps du cinéma dans le Vaucluse (1896-1914), Laval (Canada)/Paris, Presses de l’Université de Laval/L’Harmattan, 2004, pp. 107-112.
[21] Ibid., p. 94.
[22] M. Barnier, Bruits, cris…, Op. cit., pp. 173-188.
[23] Fr. Garçon, La Distribution cinématographique en France 1905-1957, CNRS, 2006, p. 16.
[24] A. Scull, Madhouse. A tragic Tale of Megalomania and Modern Medicine, New Haven, Yale University Press, 2006.
[25] J. Crary, L’Art de l’observateur. Vision et modernité au XIXe siècle, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1994, p. 206.
[26] J.-M. Leveratto, Introduction à l’anthropologie du spectacle, Paris, La Dispute, 2006.
[27] M. Hansen, Babel and Babylon : Spectatorship in American Silent Film, Cambridge, Harvard University Press, 1991; C. Russell, « L’historiographie parallaxiale et la flâneuse : le cinéma pré- et postclassique », Cinémas, « Intermédialité et cinéma », vol. 10, n°2-3, printemps 2000, pp. 151-168 ; L. Rabinowitz, For the Love of Pleasure. Women, Movies and Culture in Turn-of-the-Century Chicago, New Brunswick, Rutgers University Press, 1998 ; G. Bruno, Streetwalking on a Ruined Map : Cultural Theory and the City Films of Elvira Notari, Princeton, Princeton University Press, 1993.
[28] R.-M. Arlaud, Cinéma-Bouffe. Le Cinéma et ses gens, Op. cit., p. 76.
[29] P. Zumthor, Performance, réception, lecture, Longueuil, Préambule Éditions, 1990.
[30] E. Ethis, Sociologie du cinéma et de ses publics, Paris, Armand Colin, 2009, p. 11.
[31] J. Rancière, Le Spectateur émancipé, Paris, La Fabrique, 2008.