Pour une historiographie de l’écoute
du cinéma avant 1914

- Martin Barnier
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      Les séances de projections de films avant 1914 sont bien plus variées, différentes d’un lieu à un autre, que ce que l’historiographie traditionnelle a expliqué. Focaliser notre étude sur l’analyse des sons accompagnant les « vues cinématographiques » permet de mettre en valeur la diversité des séances. Il est nécessaire de prendre en compte la présence de films synchronisés très nombreux sur toute la France, avec de multiples systèmes. Les sons synchronisés existent, mais il faut aussi replacer les séances dans le brouhaha des parades et des foires. Devant les lieux de projections, et dans les salles, on trouve aussi des conférenciers et bonimenteurs. Certaines pratiques se modifient, entre 1895 et 1914, d’autres persistent, presque inchangées et continuent parfois dans les années 1920. Les musiques et les chants sont d’une grande variété et permettent de différencier les séances. Finalement la participation des spectateurs remet en cause l’idée d’une « domestification » du public, et permet de constater la mise en place d’une culture de masse.

De nombreux films parlants et chantants dans toute la France [1]

      Les sons accompagnant les films sont si variés, si nombreux que nous pouvons revoir notre conception de l’exploitation cinématographique avant 1914 en France. Michel Winock expliquait à propos du Phono-Cinéma-Théâtre de l’Exposition Universelle 1900 : « Il s’agit là d’une première tentative de cinéma parlant qui n’aura pas de suite avant la fin des années 1920 » [2]. Cette idée était largement répandue, mais elle ne correspond plus du tout à ce que nous avons constaté. Un auteur aussi bien renseigné que Jean-Jacques Meusy résumait parfaitement la vision des historiens du cinéma : sur cette période, le son synchrone n’est pas « susceptible d’une véritable exploitation commerciale » [3]. En réalité, il ne s’agit pas d’une exploitation commerciale du film parlant ou chantant « tout seul », sans autres éléments de programme. Les petits films avec chansons ou sketches sur disques fonctionnent. Les vues synchronisées, très nombreuses dans toutes les grandes villes entre 1906 et 1914, représentent une des attractions du cinématographe, qui reste lui-même une attraction au sein de nombreuses salles. En tant qu’attraction au milieu (ou en fin) d’un spectacle, ces courts films sont une vraie réussite commerciale, même s’ils ne représentent pas (tous) une réussite technologique. Ils s’insèrent dans la série culturelle des spectacles de variété. Au lieu d’avoir une diseuse, un comique ou un chanteur à voix sur scène, on le (ou la) regarde sur l’écran avec le chant (ou le sketch) sur disque. Parfois l’exploit technologique est mis en avant, mais la banalisation de ces systèmes fait de ces films synchrones un divertissement qui coupe les longues séances de trois heures.
      Quand nous avons pu étudier, jour par jour, un quotidien d’une grande ville, nous avons remarqué une fréquence importante des vues synchronisées. Sur une durée de trois ou quatre ans, la concurrence entre les salles de spectacle (et/ou forains) entraîne généralement une multiplication des présentations de synchronismes. Il semble qu’aucune ville n’ait échappé au phénomène. Dans les bourgades plus petites, les tourneurs et les forains font des étapes en montrant leurs appareils sonores. En considérant le nombre de séances contenant des vues cinématographiques synchronisées, l’exploitation commerciale du son synchrone existait bel et bien massivement avant la Première Guerre mondiale, dans toute la France. C’est un des sons accompagnant les films.
      Dès le début de 1907, le succès des systèmes de films chantants inquiète la Société des Auteurs. Un entretien avec un représentant de cette Société, retranscrit dans plusieurs journaux, révèle que le nombre des présentations de films synchronisés en province concurrence sérieusement les théâtres :

La Société des Auteurs se fait adresser par ses agents tous les programmes des cirques, concerts, etc., qui donnent des spectacles phono-cinématographiques. Et je vous assure qu’il y a là un joli dossier. C’est effrayant. Les tournées en subissent un préjudice considérable. Et ce n’est pas tout, on affiche les chansons de Polin, ou les airs d’un chanteur de l’Opéra chantés par lui-même. Si bien, que, et c’est la même chose en Amérique, lorsque le véritable chanteur ou le vrai Polin se présente en tournée, il se trouve en face des gens qui « l’ont déjà entendu » et il n’a pas toujours le dessus sur le Polin du phonographe [4].

Même si cet entretien anticipe en partie sur une situation qui ne s’est jamais révélée catastrophique, ni pour les auteurs dramatiques et les compositeurs, ni pour les interprètes, il montre l’inquiétude d’artistes qui comprennent que le son et le film attirent les foules. Des procès opposèrent les auteurs dramatiques et des producteurs et exploitants de cinématographe, entre 1907 et 1909, mais pas au sujet des « spectacles phono-cinématographiques » [5]. Gaumont avait répondu à ces critiques dans son catalogue de janvier 1908 :

Quelques esprits chagrins ou timorés ont été jusqu’à prétendre que notre Chronophone était la mort des artistes. Nous les remercions de cette marque de succès. Elle vaudrait à elle seule mieux que toutes les publicités ; mais cependant, nous voulons rassurer les artistes. Est-ce que le phonographe a tué les chanteurs ? N’a-t-on pas prédit la même ineptie à son apparition ? Quel est le résultat ? Jamais ils n’ont autant gagné d’argent ; nous en connaissons, et non des moindres, qui triplent annuellement le revenu qu’ils tirent seulement de leur apparition sur les scènes ou de leurs auditions en public. Nous pourrions prouver de même que la vue de nos phonoscènes leur vaudront une popularité considérable dans le monde entier, et ne pourront leur attirer que de nombreux engagements. Si vous aviez entendu un bon record phonographique et qu’il vous eût été possible, quelques jours après, de voir l’artiste dans un théâtre, n’eussiez-vous pas cherché à être au nombre des spectateurs ? [6]

La synchronisation se répand assez pour inquiéter les auteurs dramatiques car elle se propage très vite dans les salles de différentes tailles et sur les champs de foire. Par contre on ne peut pas encore parler de généralisation du procédé. C’est une attraction parmi d’autres, plutôt en fin de programme, ou juste avant les entractes. Les chansons populaires et les airs d’opéra les plus célèbres dominent, avec de nombreux sketches par les humoristes les plus célèbres de la France de la Belle Époque. On a comparé les phonoscènes (système Gaumont 1906-1915) au Vitaphone shorts (système Warner, 1926-fin des années 1930) parce qu’elles permettaient d’écouter des arias de Verdi et autres opéras. Sans doute, dans l’esprit de certains entrepreneurs de spectacle, l’idée est d’apporter la culture aux ignorants, non sans une touche de mépris pour la culture populaire qui existait alors. Chaque annonce d’une innovation chez Edison reste dans cet esprit :

Le grand inventeur Thomas A. Edison présentera à New York City, un nouvel appareil de synchronisme. Les privilégiés qui ont assisté aux premières démonstrations de cet appareil déclarent qu’il est très supérieur et qu’il permettra de faire entendre à la classe ouvrière les opéras et les meilleurs drames dont le spectacle était jusqu’ici réservé aux classes privilégiées [7].

Grâce à la synchronisation, on peut donc faire l’aumône de la Grande Culture, cette charité éducative un rien condescendante. En réalité, la population la plus pauvre, qui se mêle aux classes moyennes et aisées dans les vastes salles françaises où tous les tarifs cohabitent, a adopté, depuis le milieu des années 1900, le synchronisme. La perpétuation des chansons de café-concert sur les écrans, avec les plus grandes vedettes populaires, le prouve. Les tours de chants ne cessent pas pour autant. Les music-halls continuent de fleurir, même s’ils évoluent dans leurs numéros. Au milieu des lions, entre deux groupes d’acrobates, avec un ténor dans la salle ou synchronisés, les films sont proposés au public dans un environnement sonore le plus varié possible, comme nous venons de le décrire. L’intermédialité des projections de films avant 1914 est confirmée par l’insertion dans des spectacles de tous types. Le film synchrone à cheval entre caf’conc’, opéra, théâtre, variété et film ne peut qu’être intermédial. La capacité d’adaptation de ce medium, sa malléabilité en font le support intermédial par excellence. C’est le son qui donne son statut à chaque film, avant, après ou pendant sa projection. Associé à un cours, la projection devient conférence scientifique. La même ouvre devient film comique quand un forain la bruite à la bouche.
      La présentation de films pendant cette période, même si une certaine standardisation a lieu entre 1907 et 1914, reste essentiellement une attraction avec des formes hybrides, d’une variété extrême, ce que l’analyse des sons entourant les vues cinématographiques nous montre.

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[1] Cet article est tiré du livre Bruits, cris et musiques de films. Les projections avant 1914, Rennes, PUR, 2010.
[2] M. Winock, La Belle Epoque. La France de 1900 à 1914, Paris, Perrin, 2002, p. 346.
[3] J.-J. Meusy, Paris-Palaces ou le temps des cinémas (1894-1918), Paris, CNRS éditions, 2002, p. 263.
[4] Entretien avec un membre de la Société des Auteurs, par Fernand Divoire : « La concurrence des phono-cinématographes inquiète les auteurs », paru dans L’Intransigeant et repris dans Phono-Ciné-Gazette, n°44, 15 janvier 1907.
[5] A. Carou, Le Cinéma français et les écrivains. Histoire d’une rencontre 1906-1914, École Nationale des Chartes/AFRHC, 2002. Le chapitre « Le cinématographe dans le prétoire » explique que les films entraînant des procès ne sont pas des films synchronisés. De nombreuses négociations entre les sociétés de gestion de droits et Gaumont montrent que ce dernier tenait à être en règle avec les auteurs… et essayait de reprendre le quasi-monopole instauré par Pathé. Voir A. Carou, La Scène multipliée. Écrivains, littérature et cinéma en France de 1906 à 1914, thèse de l’École des Chartes, 1999, pp. 118-119 et 286 à 292.
[6] Catalogue Gaumont de janvier 1908, reproduit dans les Cahiers de la cinémathèque, n°63-64, décembre 1995, pp. 129-130.
[7] Cinéma-Revue, n°4, avril 1913 (3ème année).