Pour une historiographie de l’écoute
du cinéma avant 1914

- Martin Barnier
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Les parades et les foires

      Nous avons montré l’importance fondamentale des bruits « extérieurs » lors des projections de films dans les foires (ainsi que dans de nombreuses salles). Ce paysage sonore est un accompagnement « essentiel » [8]. Au passage, nous pensons en avoir fini avec le mythe du « bruit du projecteur », si « dérangeant » qu’il nécessitait de la musique pour le couvrir. En réalité, tous les bruits extérieurs (quand ce n’est pas le brouhaha du public) couvrent déjà le doux ronronnement des projecteurs. Ces appareils sont presque tous placés dans des cabines isolantes, contre le feu, qui empêchent aussi le bruit. Dans les très grandes salles, où le bruit extérieur est moins perceptible, le projecteur est si loin du public qu’il ne gêne personne. Nous avons montré que les rares cas de projection au milieu du public se font dans des conditions où le bruit ambiant surpasse le bruit de la machine, à quelques rares exceptions près. Au contraire, nous pensons que c’est au cours des années 1920 que le ronronnement du projecteur devient perceptible par la disparition progressive des manivelles. Les moteurs donnent une idée fausse du bruit engendré par les projecteurs manuels.
      Les sons entourant les films et pénétrant dans les salles et les loges foraines sont d’une variété extrême. Une description, tirée d’un livre de 1910, évoque ces bruits :

Au chant des orgues rauques, se mêlaient les grincements des tourniquets, les sirènes des manèges à vapeur, les roulements de tambours, les appels des lutteurs, les boniments des montreurs de phénomènes [9].

C’est une vision téléologique et fausse de croire que les films se voient dans des salles silencieuses, jusqu’à ce que de grandes salles spécialisées soient construites. Ce capharnaüm reste le véritable environnement sonore de la plupart des présentations de films sur les foires françaises jusqu’à la guerre. Avant l’invention du haut-parleur électrique (au début des années 1920 aux USA), les porte-voix pouvaient déjà atteindre un haut niveau en nombre de décibels, surtout quand le bateleur devait lutter contre le vacarme de la concurrence et le bruit environnant. Nous approchons ainsi de cette « histoire du sensible » chère à Alain Corbin. Les habitudes d’écoute évoluent. Dans un espace forain, quel public voudrait se plaindre d’être assourdi par les bruits alentour ? Aujourd’hui aussi, une fête foraine ne se conçoit pas sans un fort volume sonore. La culture du bruit est liée à l’idée de réjouissance communautaire. Elle s’associe au concept de « progrès » qui ne se conçoit à l’époque qu’avec des moteurs de plus en plus puissants et bruyants. La notion de gêne auditive, à peine embryonnaire dans les années 1910, ne touche que quelques personnes, mais pas la population (quelle que soit sa classe sociale) qui participe à ces réjouissances.
      Les parades de foire, devant les cinématographes ambulants, ne disparaissent pas avant la guerre de 14-18. Les forains continuent d’obtenir des films, car la généralisation de la location ne se fait que progressivement. Les tourneurs et les banquistes, même si les firmes françaises ne veulent plus vendre leur production, peuvent encore acheter leurs films à l’étranger, où les compagnies cinématographiques ne louent pas encore leurs ouvres. Les tournées continuent également sous l’égide de certaines grandes sociétés, comme Pathé, qui testent le public avant de favoriser des implantations sédentaires. Le Courrier cinématographique de juin et juillet 1914, recense tous les lieux où manquent encore des « salles en dur ». La carte établie par Charles Le Fraper et son équipe et les longues listes de villes qu’il publie pour inciter les volontaires à s’établir exploitant de salles fixes, permettent de voir que la France est couverte. Seules les villes de moins de 5000 habitants n’ont pas de « vrai cinéma ». Cela signifie que les forains montrant des films doivent faire face à une concurrence redoutable dans les villes moyennes ou les métropoles. Par contre, leurs circuits continuent, pour les plus acharnés, jusque dans les années 1920 ou 1930, dans les plus petites villes et les campagnes (par exemple en Bretagne). La guerre entraînant de fortes contraintes, les tourneurs et les forains deviennent souvent des exploitants de salles fixes. Dans son ouvrage sur les banquistes, Garnier écrit régulièrement des phrases du type : « le Cinéma Stevens fut exploité en 1913 et 1914 par Mme Polydor Stevens devenue veuve. Sa carrière prit fin à la déclaration de guerre » [10]. Ou bien : « La guerre devait interrompre cette brillante carrière à Montargis. Les Grenier installèrent leur cinéma dans la salle de l’Alhambra de cette ville » [11]. Les parades foraines et les bruits autour des baraques diffusant des vues cinématographiques ne se font plus entendre en aussi grand nombre. Avec la Première Guerre mondiale, ce bruit parasite envahissant les cinémas forains disparaît peu à peu. Cela est également dû à l’électrification du territoire. Les énormes « locomobiles » et autres dynamos disparaissent, et leur vacarme s’éteint.
      Les aboyeurs continuent leur travail à l’extérieur des salles en dur. Les petites annonces permettent de tracer les déplacements de ces experts de parade qui se sédentarisent. Les quelques exemples de plaintes que nous avons trouvés, sans avoir pu faire une recherche exhaustive dans les archives municipales de toutes les villes françaises, montrent que les cris publicitaires des salles fixes ou temporaires sont très nombreux entre 1907 et 1914. Il semble qu’un bonisseur était systématiquement placé devant les salles passant des films avant 1914, comme le disent des lettres envoyées au préfet du Rhône. L’institutionnalisation de la « salle de cinéma », lieu de loisir clairement identifié comme tel après 1914, entraîne une baisse de la publicité sauvage effectuée de vive voix sur les passants. Mais en 1923, à Lyon, des plaintes prouvent qu’un crieur restait encore en faction devant le cinéma Modern-Theater repris par Mme Chazelle [12].
      L’utilisation du terme « cinéma » pour désigner la salle fixe qui ne passe que des films se répand pendant la période 1907-1914 [13]. Si au moment de la guerre, tous les Français savent ce que c’est que « d’aller au cinéma », les aboyeurs dans la rue ne disparaissent que progressivement puisque la revue promotionnelle de la firme au coq, Pathé-Journal écrit encore, en 1916, que le bonisseur peut faire entrer les badauds dans les cinémas [14]. Cette recommandation s’adresse aux directeurs des salles Pathé.

Les conférenciers et bonimenteurs

      Les conférenciers, à l’intérieur des salles commerciales, semblent avoir disparu, à Paris, avec la fin de la Première Guerre mondiale. Serait-ce la généralisation des orchestres ou des pianistes qui entraîna la fin de la concurrence avec l’explicateur de vues ? La multiplication des systèmes de bruitages peut avoir gêné ces « acteurs ». Peut-être que le long métrage ne demandait plus de complément auditif, ou qu’il était trop fatigant à commenter. en France. Néanmoins dans les villages et les petites bourgades, le commentaire des films continue dans les plus petites exploitations itinérantes [15]. Au Canada ou en Extrême-Orient, les bonimenteurs et les Benshis firent les beaux jours du cinéma des années 1920, comme l’a montré l’étude de Germain Lacasse [16]. Le terme de conférencier semble avoir été choisi par les tourneurs qui « faisaient la conférence » et ils n’appréciaient guère d’être appelés « bonimenteurs » en France [17]. Dans certains cas, ils faisaient toutes les voix des personnages à l’écran, tel un benshi français. Mais dans bien des cas (petites salles de quartier, loges de foire), le « boniment » reste une définition valable. Les séances pouvaient être « interactives » car le public pouvaient participer, se moquer, au grand dam du conférencier/bonimenteur. Des recherches restent à faire pour savoir si les conférenciers persistèrent dans les provinces françaises (comme cela semble être le cas en Bretagne), mais Le Cinéma du 7 avril 1916, affirme que la guerre a porté le dernier coup aux conférenciers car « on n’en trouve plus à Paris ».
      La voix pédagogique continue à se faire entendre du public avec des films muets, montrés aux élèves jusqu’aux années 1950. Le Répertoire des films de l’encyclopédie Gaumont sorti en 1929 montre que la pratique des enseignants face aux films n’a pas varié, des années 1900 aux années 1930. Les films eux-mêmes pouvaient être utilisés pendant plusieurs décennies. La voix professorale procède de la même façon en 1908 ou en 1928. En dehors du cadre scolaire, les conférenciers présentant leurs films de voyage, n’ont pas changé de méthode entre les années 1900 et. aujourd’hui. Dans de nombreux cas, le film reste encore muet pour permettre d’apprécier la voix de l’orateur-voyageur. Ces présentations étaient très populaires pendant la Belle Époque, et « Connaissance du monde » reste un circuit rentable pour les conférenciers-cinéastes qui continuent dans cette voie.

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[8] M. Barnier, Bruits, cris…, Op. cit., pp. 37-60.
[9] Fr. Saisset et H. Dupuy-Mazuel, Le double crime, Paris, 1910, cité par René Noell dans « Histoire du spectacle cinématographique à Perpignan de 1896 à 1914 », Cahiers de la cinémathèque, n° spécial, 1973, p. 10.
[10] J. Garnier, Forain d’hier et d’aujourd’hui, Orléans, éditions Jacques Garnier, 1968, p. 325.
[11] Ibid., p. 330.
[12] Plainte d’un riverain, P.V. du 18 novembre 1923, Archives Municipales de Lyon. L’aboyeur a été autorisé à continuer. Merci à Bérénice Meinsohn.
[13] Sh. Hosseinabadi, Pour une histoire architecturale du cinéma. Genèse et métamorphoses de l’architecture cinématographique à Paris, thèse dirigée par Anne-Marie Chatelet, Université de Strasbourg, 2012.
[14] J.-J. Meusy, Paris-Palaces, ou le temps des cinémas (1894-1918), Op. cit., p. 388.
[15] « Ce devait être après la guerre (…) sur la place du village de Bourgogne où nous allions en vacances, il y avait un bonhomme qui venait avec son appareil (…). Il tournait un appareil (…) mais en plus il commentait cela au fur et à mesure qu’il voyait les choses » (témoignage retranscrit dans M. Gaita, Cinéma et public lyonnais (1895-1927), Paris, Service des Archives du Film du CNC, 1986, p. 48).
[16] G. Lacasse, Le Bonimenteur de vues animées. Le cinéma entre tradition et modernité, Québec/Paris, Nota Bene/Méridiens Klincksieck, 2000.
[17] R.-M. Arlaud, Cinéma-Bouffe. Le Cinéma et ses gens, Paris, éditions Jacques Melot, 1945, p. 76.