De Manet à Moreau :
l’évolution artistique
des tableaux de Claude Lantier dans
L’Œuvre
- Emilie Sitzia
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Pour la période impressionniste de Claude, Zola ne décrit que les motifs et le mode de travail répétitif et en plein air de l’artiste imaginaire. Cependant les motifs sont si évocateurs qu’il n’a pas besoin de décrire de façon plus approfondie le style :
Il la peignit à vingt reprises, vêtue de blanc, vêtue de rouge au milieu des verdures, debout ou marchant, à demi allongée sur l’herbe, coiffée d’un grand chapeau de campagne, tête nue sous une ombrelle, dont la soie cerise baignait sa face d’une lumière rose [60].
Comme pour la description de la Cité, l’accumulation des images, la rapidité de la composition et le rythme soutenu de la description évoque l’impressionnisme. Pour chaque image, Zola concentre sa description sur les couleurs dominantes, les contrastes et les effets de lumière. Plus tard, quand Claude réfléchit sur son succès de Bennecourt, Zola analyse et décrit son style de façon plus précise :
Comme il le disait à Bennecourt, il tenait son plein air, cette peinture d’une gaieté de tons chantante (…) avec des œuvres d’une notation si personnelle, où pour la première fois la nature baignait dans la vraie lumière, sous le jeu des reflets et la continuelle décomposition des couleurs [61].
Cette formule définit à la fois le mode
d’écriture de l’impressionnisme
littéraire et les expérimentations picturales de
l’art impressionniste : individualité,
nature, lumière et décomposition des couleurs.
Pour ses ekphrasis
actualistes, Zola compose son tableau imaginaire
différemment, il se concentre sur l’effet
photographique : les détails du premier plan sont
opposés à un fond flou qui semble se dissoudre.
Le sujet
qu’il traita fut un coin de la place du Carrousel,
à une heure, lorsque l’astre tape
d’aplomb. Un fiacre cahotait, au cocher somnolent, au cheval
en eau, la tête basse, vague dans la vibration de la
chaleur ; des passants semblaient ivres, pendant que, seule,
une jeune femme, rose et gaillarde sous son ombrelle, marchait
à l’aise d’un pas de reine, comme dans
l’élément de flamme où elle
devait vivre. Mais ce qui, surtout, rendait ce tableau terrible,
c’était l’étude nouvelle de
la lumière, cette décomposition, d’une
observation très exacte, et qui contrecarrait toutes les
habitudes de l’œil, en accentuant des bleus, des
jaunes, des rouges, où personne n’était
accoutumé d’en voir. Les Tuileries, au fond,
s’évanouissaient en nuée
d’or ; les pavés saignaient, les passants
n’étaient plus que des indications, des taches
sombres mangées par la clarté trop vive [62].
Les
couleurs aiguës, les expressions définies et le
réalisme extrême du premier plan, contrastent avec
le fond de la toile vague qui n’est
suggéré que par des traces de lumière
et des sensations plutôt que par des couleurs. Zola
complète sa description des impressions visuelles avec des
sensations physiques diverses : la chaleur,
l’ivresse, la violence corporelle du soleil –
« les pavés
saignaient ». L’auteur
expérimente ici un type d’écriture
picturale qui se rapproche de
« l’écriture
artiste » des frères Goncourt, se
tournant vers un effet de synesthésie, tentant de
recréer l’effet et les sensations physiques de la
nature plutôt que de la peinture. Zola s’approprie
ici le naturalisme poétique et maniériste
utilisé par les frères Goncourt [63].
Finalement
pour le dernier tableau de Claude, Zola modifie complètement
son approche de l’écriture visuelle :
Il s’éveillait enfin de son rêve, et la Femme, vue ainsi d’en bas, avec quelques pas de recul, l’emplissait de stupeur. Qui donc venait de peindre cette idole d’une religion inconnue ? Qui l’avait faite de métaux, de marbres et de gemmes, épanouissant la rose mystique de son sexe, entre les colonnes précieuses des cuisses, sous la voûte sacrée du ventre ? Était-ce lui qui, sans le savoir, était l’ouvrier de ce symbole du désir insatiable, de cette image extra-humaine de la chair, devenue de l’or et du diamant entre ses doigts, dans son vain effort d’en faire de la vie [64] ?
Dans
cette ekphrasis, Zola ne fait plus de
référence ni à la nature ni
à la peinture. Son image est composée de
références textuelles à
l’architecture et à
l’orfèvrerie. Ce ne sont plus le réel
et la peinture qui intéressent Claude mais
l’édifice, la construction symbolique du tableau.
Le type d’écriture adopté par Zola se
rapproche de l’écriture de Huysmans dans À
rebours publié en 1884. Avec ce roman, Huysmans
renie l’esthétique naturaliste pour se plonger
dans un monde d’artificialité et de
décadence, reprenant les thèmes et les images
symbolistes (fig.
4). Comme la tortue de Des Esseintes qui meurt sous le
poids des joyaux incrustés dans sa carapace, la femme
imaginaire de Lantier perd la vie dans l’or et le diamant [65].
Ainsi Zola
modifie son mode d’écriture picturale pour
accentuer les différences stylistiques des tableaux
imaginaires et souligner la décadence artistique du
personnage. C’est pour Zola l’occasion
d’expérimenter différents types
d’écriture picturale et il y a une rupture
certaine de l’écriture entre les ekphrasis
de son premier à son dernier tableau.
Finalement
nous pouvons nous demander dans quelle mesure cette
évolution artistique nourrit un débat
essentiellement littéraire, celui du naturalisme. A
l’époque où Zola publie L’Œuvre,
le groupe des écrivains naturalistes n’est plus si
solide. Et Zola, populaire partout en Europe, est, avec
l’avancée du symbolisme, attaqué de
toutes parts en France. Les Goncourt et Daudet prennent leurs distances
[66].
Le groupe naturaliste de Medan se désagrège.
Huysmans, prenant la défense des symbolistes dans sa
critique d’art, admire les œuvres de Moreau et
publie À rebours qui rejette les
principes naturalistes. Ainsi il semble que la décadence
artistique des œuvres de Claude reflète dans une
certaine mesure la décadence littéraire du
naturalisme.
L’évolution
artistique du personnage de Zola, ancrée dans les tableaux
imaginaires de Lantier, sert des objectifs multiples. Ces tableaux
illustrent les théories artistiques et les principes
critiques de Zola tout en présentant une histoire
anti-académique de l’art de son époque.
Les tableaux servent à mieux définir le
personnage de peintre en traçant sa décadence
artistique et ses déficiences
héréditaires. Ils sont aussi l’occasion
pour Zola d’expérimenter une
variété de styles d’écriture
picturale et de mettre en scène visuellement la
décadence du monde littéraire naturaliste.
L’Œuvre
est l’enfant de la crise esthétique de la fin du
XIXe siècle, crise que Zola identifiait dès 1866
dans « Mes Haines » :
Nous sommes en pleine anarchie, et, pour moi, cette anarchie est un spectacle curieux et intéressant. Certes, je regrette le grand homme absent, le dictateur, mais je me plais au spectacle de tous ces rois se faisant la guerre, de cette sorte de république où chaque citoyen est maître chez lui. Il y a là une somme énorme d’activité dépensée, une vie fiévreuse et emportée. On n’admire pas assez cet enfantement continu et obstiné de notre époque ; chaque jour est signalé par un nouvel effort, par une nouvelle création. La tâche est faite et reprise avec acharnement [67].
C’est cette anarchie et cette production fiévreuse que l’évolution artistique de Claude porte en elle.
[60]
Ibid., p. 182.
[61]
Ibid., p. 237.
[62]
Ibid., p. 239.
[63]
Pour plus de détails concernant Zola et
l’écriture artiste des Goncourt voir A.
Pagès, « Zola/Goncourt :
Polémiques autour de l’écriture
artiste » dans Les Frères
Goncourt : Art et Écriture,
édition préparée par J.-L.
Cabanès, Bordeaux, Presses Universitaires de Bordeaux, 1997,
pp. 315-321.
[64]
E. Zola, L’Œuvre, Op.
cit., p. 391.
[65]
« Elle [la tortue] ne bougeait toujours point, il la
palpa ; elle était morte. Sans doute
habituée à une existence sédentaire,
à une humble vie passée sous sa pauvre carapace,
elle n’avait pu supporter le luxe éblouissant
qu’on lui imposait, la rutilante chape dont on
l’avait vêtue, les pierreries dont on lui avait
pavé le dos, comme un ciboire. » (J.-K.
Huysmans, À Rebours, Paris, pour les
cent bibliophiles, 1903, pp. 53-54).
[66]
Les tensions, qui commencent avec le succès de Thérèse
Raquin, s’intensifient en particulier
lorsqu’Edmond de Goncourt accuse Zola de lui avoir
volé des motifs de Manette Salomon
pour créer L’Œuvre
et de n’être « qu’un
ressemeleur en littérature » (voir E.
& J. de Goncourt, Journal, Paris, Robert
Laffont, « Bouquins », 1989, t.
II, pp. 1237-1238).
[67]
E. Zola, « Mes Haines, causeries
littéraires et artistiques »,
Écrits sur l’art, Op. cit.,
p. 72.