De Manet à Moreau :
l’évolution artistique
des tableaux de Claude Lantier dans
L’Œuvre
- Emilie Sitzia
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Zola commence sa série des Salons par un article intitulé « Un Suicide » [32]. Ce texte donne instantanément le ton révolutionnaire de sa critique ; les luttes du monde de l’art sont une question de vie ou de mort. Zola approche la critique d’art de façon naturaliste, il se fonde sur l’observation et l’analyse et considère que son rôle essentiel est la présentation et l’explication des œuvres au public :
Elle [la critique] ne se donne plus la mission pédagogique de corriger, de signaler des fautes comme dans un devoir d’élève, de salir les chefs-d’œuvre d’annotations de grammairiens et de rhétoricien. (…) La critique s’est élargie, est devenue une étude anatomique des écrivains et de leurs œuvres (…). La critique expose, elle n’enseigne pas […] [33].
Le roman d’art est donc l’occasion de présenter des études de cas de tableaux et de leur réception critique, tout en intégrant une opinion sur ces expérimentations artistiques. Ainsi le tableau de Claude, Plein air, présente de façon à peine déguisée le débat critique qui entoura Le Déjeuner sur l’herbe de Manet [34]. Le tableau de Manet connaît précisément le même sort que le tableau imaginaire de Claude : une incompréhension colossale du public qui se concentre sur le sujet du tableau plutôt que sur son intention artistique. Zola, dans son article « Édouard Manet, étude biographique et critique », décrit ainsi le processus créatif du peintre, processus qu’il reprend pour son personnage de Claude :
Les peintres, surtout Edouard Manet qui est un peintre analyste, n’ont pas cette préoccupation du sujet qui tourmente la foule avant tout ; le sujet pour eux n’est qu’un prétexte à peindre (…). Ainsi assurément, la femme nue du Déjeuner sur l’herbe n’est là que pour fournir à l’artiste l’occasion de peindre un peu de chair [35].
Ce
tableau de Manet fit scandale et fit rire à cause de
l’opposition de la femme nue et des bourgeois en vestes de
velours noir. Dans son roman, Zola met en contexte sa propre critique
d’art en décrivant l’environnement
social, le contexte historique et l’atmosphère de
débat qui entoura la réception critique
du tableau. Il réitère aussi dans ce roman sa
défense du droit du peintre à abandonner les
sujets académiques traditionnels. Rappelons que Manet
n’expose jamais avec les impressionnistes et qu’il
est considéré par Zola pour son amour de
« l’interprétation exacte
(…) [et de] l’analyse
fidèle », pour sa passion de la
lumière vraie et du réel comme un peintre
naturaliste [36].
De
même, le tableau symboliste final de Claude qui annonce sa
perte, fait écho à la critique de Zola. Ce
dernier a déjà, dans ses critiques
d’art, jugé durement Moreau et le symbolisme, en
particulier lors de la présentation de Salomé
au Salon de 1876 [37] et en 1878 où il
décrit les théories artistiques du peintre comme
« diamétralement
opposées » [38] aux siennes,
un antiréalisme qui cependant séduit. Pour Zola,
en s’éloignant de la vie, le symbolisme est la
mort : « Gustave Moreau fait des mythes,
c’est-à-dire de la mort, parce qu’il ne
peut pas faire des hommes, c’est-à-dire de la
vie… » [39] dit-il dans
une critique acerbe parue dans Le Journal. Ainsi,
la carrière de Claude, partant de
l’idéal de Zola s’écroule
dans le symbolisme [40].
Le personnage de l’artiste
L’évolution
artistique du personnage, cette décadence, aux yeux de Zola,
de l’art naturaliste vers l’art symboliste suit la
condamnation congénitale du peintre et participe donc
à la construction du personnage de l’artiste.
Claude Lantier est perdu depuis le début du roman,
condamné à l’échec par son
hérédité. La décadence
mentale du peintre s’accélère avec la
perte de l’idéal naturaliste, la disparition de la
réalité en peinture, la folie de
l’œil et le développement de cette
hérédité malheureuse. C’est
lorsqu’il perd ce contact avec le réel et la
nature que l’artiste meurt, et que Claude se suicide.
Le principe
chez Zola du génie incomplet victime de son
hérédité trouve son reflet dans les
œuvres morcelées créées par
Lantier. Claude excelle dans l’ébauche :
Elle [une académie peinte] était superbe, enlevée avec une largeur de maître ; et, à côté, il y avait encore d’admirables morceaux, des pieds de fillette, exquis de vérité délicate, un ventre de femme surtout, une chair de satin, frissonnante, vivante du sang qui coulait sous la peau. Dans ses rares heures de contentement, il avait la fierté de ces quelques études, les seules dont il fût satisfait, celles qui annonçaient un grand peintre, doué admirablement, entravé par des impuissances soudaines et inexpliquées [41].
Cette
caractéristique de l’art de Lantier le poursuit
à travers ses différentes périodes
artistiques. A Bennecourt, Claude produit « quelques
études, incomplètes, mais d’une
notation charmante dans la vigueur de leur facture, [qui] furent
sauvées du couteau à palette et pendues aux murs
de la salle à manger » [42]
. Les tableaux traduisent visuellement et de façon
concrète l’artiste incomplet, incapable de devenir
ce « tyran de demain » qui
s’impose au public :
« C’était sa continuelle
histoire, il se dépensait d’un coup, en un
élan magnifique ; puis, il n’arrivait pas
à faire sortir le reste, il ne savait pas
finir » [43]. C’est une critique que
Zola avait faite des impressionnistes qui pour lui travaillent avec
trop de hâte et se contentent
d’à-peu-près : «
[…] tous les peintres impressionnistes pèchent
par insuffisance technique »
[44]. Le
personnage du génie incomplet trouve donc son
expression ultime dans l’œuvre
inachevée.
L’évolution
artistique de Claude est aussi un outil d’écriture
réaliste pour ancrer son personnage dans
l’actualité artistique de son temps. Afin de
créer un phénomène
d’« illusion
réaliste » [45] Zola non
seulement mentionne des artistes réels – tels que
Delacroix ou Courbet – mais il utilise aussi des ekphrasis
qui fonctionnent comme un réseau de
références indirectes. Par exemple la
série de tableaux de la période
impressionniste de Claude l’associe intimement avec la
production artistique de ce groupe. Zola reprend les motifs et les
sujets traités par ces artistes. Ainsi le jardin, la
« pochade de l’allée
d’abricotiers » et
« les rosiers
géants », lient l’art de Claude
à la production artistique de Pissarro à
Louveciennes et de Monet à Argenteuil [46] ; les
« natures mortes, quatre pommes, une bouteille et un
pot de grès, sur une serviette »
invoquent Paul Cézanne et Pissarro ; le motif de la
« figure habillée en plein soleil
(…) à vingt reprises, vêtue de blanc,
vêtue de rouge au milieu des verdures, debout ou marchant,
à demi allongée sur l’herbe,
coiffée d’un grand chapeau de campagne,
tête nue sous une ombrelle, dont la soie cerise baignait sa
face d’une lumière rose » [47],
rappelle les figures de Monet dans la nature tels Les
Coquelicots de 1873 ou La Promenade, La Femme
à l’ombrelle de 1875 (fig. 2).
[32]
« Un suicide », Ibid.,
pp. 87-89.
[33]
« La critique contemporaine », Ibid.,
p. 11.
[34]
E. Zola, L’Œuvre, Op.
cit., pp. 52-53, pp. 156-157 et p. 163.
[35]
E. Zola, « Edouard Manet, étude
biographique et critique », Écrits
sur l’art, Op. cit., p. 159.
[36]
« Mon Salon », Ibid.,
p. 199.
[37]
« Le Salon de 1876 », Ibid.,
p. 343.
[38]
« L’École française
de peinture en 1878 », Ibid.,
p. 390.
[39]
E. Zola, 8 juillet 1900, cité par J. Newton :
« Zola, Mirbeau et les
peintres », dans Écrire la
peinture, textes réunis et
présentés par P. Delaveau, Paris,
Éditions Universitaires, 1991, note 6 p. 57.
[40]
La présentation de Zola ne se veut aucunement objective. Par
exemple Zola mentionne de façon explicite les dangers de la
tentation Romantique et de l’influence
d’Eugène Delacroix et de Victor Hugo (E. Zola, L’Œuvre,
Op. cit., pp. 55-62).
[41]
Ibid., p. 65.
[42]
Ibid., p. 183.
[43]
Ibid., p. 269.
[44]
E. Zola, « Nouvelles artistiques et
littéraires », Écrits sur
l’art, Op. cit., p. 400.
[45]
J’emprunte le terme à Henri Mitterand (L’Illusion
réaliste. De Balzac à Aragon, Paris,
Presses Universitaires de France,
« Écriture », 1994).
[46]
Voir par exemple les tableaux de Monet, Le Jardin
à Argenteuil de 1873 ou Jardin
à Sainte-Adresse de 1866.
[47]
E. Zola, L’Œuvre, Op.
cit., p. 182.