De Manet à Moreau : l’évolution artistique
des tableaux de Claude Lantier dans L’Œuvre
- Emilie Sitzia
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Le motif de l’enfant au soleil nous fait penser à Pierre-Auguste Renoir et à Monet peignant leurs fils respectifs [48]. Les « études au bord de l’eau » évoquent Renoir ou Monet qui peint Au bord de l’eau, Bennecourt en 1868 (fig. 3) [49] ; de même que les « beaux effets de neige » [50] suggèrent La Pie, effet de neige, environ de Honfleur de 1868-69 de Monet, ou le tableau de Pissarro La Route de Versailles à Louveciennes, effet de neige de 1869 ou encore la toile d’Alfred Sisley, La Neige à Louveciennes de 1878. Zola, sans identifier précisément aucun tableau dans ses courtes ekphrasis, évoque d’un trait tout un mouvement en utilisant les motifs les plus communs de ces peintres à cette période. Il va même plus loin en suggérant les techniques spécifiques à ce groupe de peintre comme le travail en série, l’observation de la nature, la réalisation des œuvres en plein air et une peinture qui se concentre sur la lumière et la couleur telles qu’elles sont perçues par l’artiste [51]. En faisant appel à la culture visuelle du lecteur Zola inscrit son personnage d’artiste dans l’histoire de l’art par l’image.
Le mot et l’image
L’évolution artistique de Claude est aussi l’occasion pour Zola d’expérimenter différents types d’écriture picturale. L’élément central de la question de l’écriture visuelle est la description. Roland Barthes, dans S/Z, définit la description réaliste ainsi :
Toute description littéraire est une vue (…). Décrire, c’est donc placer le cadre vide que l’auteur réaliste transporte toujours avec lui (plus important que son chevalet), devant une collection ou un continu d’objet inaccessible à la parole dans cette opération maniaque […] [52].
L’auteur réaliste est donc une sorte de photographe, qui choisit de nous montrer un point de vue particulier. Le point de vue qu’il adopte (le cadre) est pour Barthes plus important que la façon dont il travaille et présente cette « vue » (le chevalet). Dans les romans d’art, ces deux éléments sont tout aussi importants, car la manière de décrire reflète la vision spécifique du personnage de l’artiste et renforce les ekphrasis des tableaux créés par les artistes imaginaires. Au-delà de ce rôle de reproducteur de nature, Zola passe « non d’un langage à un référent, mais d’un code à un autre code » [53]. En effet, en reproduisant la vision du personnage de peintre, il ne décrit pas des paysages, mais procure au lecteur successivement des vues et des perceptions, des esquisses et des tableaux de paysage potentiels. Zola décrit ainsi la vision de Claude de Paris à toutes les saisons :
À toutes les heures, par tous les temps, la Cité se leva devant lui, entre les trouées du fleuve. Sous une tombée de neige tardive, il la vit fourrée d’hermine, au-dessus de l’eau couleur de boue, se détachant sur un ciel d’ardoise claire. Il la vit aux premiers soleils, s’essuyer de l’hiver, retrouver une enfance, avec les pousses vertes des grands arbres du terre-plein. Il la vit un jour de fin de brouillard, se reculer, s’évaporer, légère et tremblante comme un palais des songes. Puis ce furent des pluies battantes qui la submergeaient, la cachaient derrière l’immense rideau tiré du ciel à la terre ; des orages, dont les éclairs la montraient fauve, d’une lumière louche de coupe-gorge, à demi détruite par l’écroulement des grands nuages de cuivre ; des vents qui la balayaient d’une tempête, aiguisant les angles, la découpant sèchement, nue et flagellée, dans le bleu pâli de l’air. D’autres fois encore, quand le soleil se brisait en poussière parmi les vapeurs de la Seine, elle baignait au fond de cette clarté diffuse, sans une ombre, également éclairée partout, d’une délicatesse charmante de bijou taillé en plein or fin [54].
Les allusions picturales, qui sous-tendent cette description sans donner d’informations précises, rappellent au lecteur des images artistiques familières. Ces images multiples d’un même paysage, à des saisons et à des heures différentes, traduit par des sensations essentiellement visuelles, évoquent les séries de tableaux impressionnistes
[55]. L’idée de capturer le temps qui passe dans son expression visuelle – saisons et heures – est essentielle à la peinture de paysage impressionniste. L’écriture de Zola s’adapte à son sujet : il utilise un vocabulaire riche de couleurs et d’évocations de lumière, traduit l’application successive des touches de couleurs par le morcellement des phrases, l’obsession du motif par la répétition de « il la vit » ; il crée un rythme évoquant le staccato de la touche impressionniste et établit de nouvelles images avec une rapidité d’exécution correspondant à la pratique impressionniste. Zola lie images et mots en adoptant textuellement le rythme et la vitesse des images évoquées, en intégrant temps et espace [56]. La « description picturale » [57] telle que la définie Liliane Louvel, se multiplie et devient une galerie, une suite effrénée de tableaux que l’imagination du lecteur doit compléter.
Mais c’est incontestablement dans l’ekphrasis que l’expérimentation d’écriture visuelle de Zola est la plus perceptible. L’ekphrasis, lente création tentant de reproduire et de dépasser les effets de la peinture, fonctionne de façon inverse à la référence directe, car elle nécessite un approfondissement de la description pour faire exister aux yeux du lecteur des tableaux imaginaires ou réels. Bernard Vouilloux souligne l’importance de l’autonomisation de ces descriptions littéraires de tableaux :
À côté de la description-tableau, se détache ce « genre » nouveau : la « description de tableau », celle qui, se suffisant à elle-même, a pu rompre avec la visée documentaire qui se trouve à son origine ; œuvre en soi, délivrée de ce qu’elle avait pour mission de suppléer, c’est elle qui rend possibles les descriptions de tableaux imaginaires, de Balzac (Frenhofer) à Proust (Elstir) en passant par Zola (Claude Lantier). Car cette émancipation coïncide précisément avec la grande période du réalisme que sera le XIXe siècle [58].
L’ekphrasis, outil « d’illusion réaliste », sorte de poème en prose, est pour Zola une expérience littéraire où il tente de traduire et de surpasser les arts visuels. Les nombreuses ekphrasis présentes dans le roman de Zola et caractérisant l’évolution artistique de Claude, permettent à l’auteur d’expérimenter différents types d’écriture picturale. La description de Plein air est nourrie de réalisme et de naturalisme :
C’était une toile de cinq mètres sur trois, entièrement couverte, mais dont quelques morceaux à peine se dégageaient de l’ébauche. Cette ébauche, jetée d’un coup, avait une violence superbe, une ardente vie de couleurs. Dans un trou de forêt, aux murs épais de verdure, tombait une ondée de soleil ; seule à gauche, une allée sombre s’enfonçait, avec une tache de lumière très loin. Là, sur l’herbe, au milieu des végétations de juin, une femme nue était couchée, un bras sous la tête enflant la gorge ; et elle souriait, sans regard, les paupières closes, dans la pluie d’or qui la baignait. Au fond, deux autres petites femmes, une brune, une blonde, également nues, luttaient en riant, détachaient, parmi les verts des feuilles, deux adorables notes de chair. Et, comme au premier plan, le peintre avait eu besoin d’une opposition noire, il s’était bonnement satisfait, en y asseyant un monsieur, vêtu d’un simple veston de velours. Ce monsieur tournait le dos, on ne voyait de lui que sa main gauche, sur laquelle il s’appuyait dans l’herbe [59].
La composition est précise, la taille de la toile est donnée, les sentiments et les attitudes des personnages sont clairement définis. Les détails concernant le thème, les couleurs et les costumes sont clairs et les raisons derrière chaque choix artistique sont données – Zola justifie par exemple les deux lutteuses par le contraste chair et verts et l’homme en velours noir au premier plan par le besoin d’opposition de couleur. La description analytique de ce tableau suit le pinceau minutieux du peintre naturaliste.
[48] Ibid., p. 183.
[49] Ibid.
[(0] Ibid., p. 185.
[51] Les séries : « Il la peignit à vingt reprises » (Ibid., p. 182) ; le travail en plein air et l’observation de la nature (Ibid., p. 184).
[52] R. Barthes, S/Z, Paris, Seuil, « Points/essais », 1976, pp. 61-62.
[53] Ibid.
[54] E. Zola, L’Œuvre, Op. cit., pp. 266-267. Je ne cite ici que la moitié de cette fascinante description.
[55] Par exemple Monet fait de nombreuses séries entre 1877 et 1900, comme celles prenant pour sujet la gare Saint-Lazare, la jeune fille à l’ombrelle, la cathédrale, la Tamise ou les nymphéas.
[56] J’utilise ici un des outils proposés par Liliane Louvel dans son excellent ouvrage : Texte Image : Images à lire, textes à voir, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, « Interférences », 2002, p. 12.
[57] Ibid., pp. 40-42.
[58] B. Vouilloux, La Peinture dans le texte, Paris, CNRS éditions, 1994, p. 53.
[59] E. Zola, L’Œuvre, Op. cit., pp. 52-53.