Ekphrasis en action
chez Philippe Le Guillou
- Michelle Ruivo Coppin
_______________________________
« Il y a de Francis Bacon en Erich Sebastian Berg » s’écriait Dominique Fernandez [1] pour accueillir la parution des Sept Noms du peintre [2]. Pour créer son personnage, Philippe Le Guillou puise dans la vie affective et le parcours artistique de Francis Bacon. Cependant, au-delà de l’emprunt aux relations tourmentées que le peintre anglais a entretenues avec ses amants, Philippe Le Guillou se livre à une véritable transposition d’une partie de l’œuvre de Francis Bacon. Avec la série des Richelieu entreprise par Erich Sebastian à partir du modèle de Champaigne – transposition des variations de Francis Bacon autour du tableau d’Innocent X de Vélasquez – le peintre fictif revisite les obsessions et les fascinations du peintre réel. Mais cette transposition des tableaux de Bacon appelle une autre forme de transposition : celle qui a eu lieu entre peinture et littérature. Car si, dans Les Sept Noms du peintre, la littérature décompose puis recompose l’œuvre de Champaigne à la manière de Bacon avec Vélasquez, désormais, la plume de l’écrivain s’assimile au couteau du peintre dans le but de déconstruire la figure autoritaire du père / maître / modèle. La mise à exécution de cette variation de Champaigne se présente comme une mise à mort du sujet mais aussi de l’œuvre originale. On pourrait y voir, dans les rapports qui unissent la peinture à la littérature, une sorte d’ekphrasis en action puisque l’écrivain expose le traitement artistique mené par le peintre – et même infligé, à une œuvre déjà exécutée. Alors transposition, variation ou tentative d’attentat contre l’œuvre originale ?
Trois types de transposition
Bien
qu’il n’ait, dit-on, jamais vu
l’œuvre réelle, par sa couleur
magnifique, son réalisme déjà
outrageant – puisque le commanditaire de Vélasquez
l’avait refusée pour ce motif –, le
peintre anglais a été fasciné par le
tableau d’Innocent X de Vélasquez au point
qu’entre 1949 et 1971 il réalisa une
étude de ce portrait composée de quarante-cinq
toiles. Pour Francis Bacon, il s’agissait
d’expulser une rancœur contre la figure autoritaire
du père symbolisée par le pape. La peinture
s’inscrivait dans une visée cathartique. Et, chez
Bacon, la nécessité de malmener la figure du
père se retrouve à deux niveaux : tout
d’abord, il s’agit de malmener le père
naturel, car comme le fait remarquer Michael Peppiat [3],
entre pape et
papa, il n’y a qu’un pas ! Et puis aussi
malmener le père en tant que maître /
modèle, et cette fois-ci, Bacon vise directement
Vélasquez.
Parallèlement,
dans Les Sept Noms du peintre, les variations du
Richelieu de Champaigne sont aussi prétextes pour fustiger
les figures du pouvoir : le père naturel comme
celle du maître / modèle. Même si
l’œuvre de départ diffère,
avec d’un côté Vélasquez et
de l’autre Champaigne, il semblerait que les intentions de
départ ainsi que le constat à
l’arrivée soient presque identiques : la
vraie rencontre est celle entre deux œuvres et
au-delà entre deux peintres.
En faisant
le choix de transposer les études de portraits de Francis
Bacon, Philippe Le Guillou développe trois formes
d’interaction au cœur de
l’œuvre littéraire. La
première intervient dans le projet de rédaction
des Sept Noms du peintre puisqu’en
écrivant « Les vies imaginaires
d’Erich Sebastian Berg », Philippe Le
Guillou transpose partiellement une partie de la vie artistique et
affective de Francis Bacon. Pour créer Erich Sebastian Berg,
Philippe Le Guillou emprunte autant à la vie –
restée célèbre pour ses
excès – qu’à
l’œuvre, très dérangeante, du
peintre anglais. Cependant, sans revenir inutilement sur tous les liens
unissant peintre fictif et réel, relevons un fait
important : pour Bacon comme pour Erich Sebastian, seul le
prestige d’un nom à sauvegarder, à
honorer, semble avoir de l’importance pour les
leurs ; une fonction d’autant plus difficile
à remplir que leurs pères respectifs
n’ont pas vraiment su contenter leur lignée. Aux
dires de son propre fils [4], le capitaine Bacon, ancien militaire,
est
un entraîneur de chevaux
« raté » –
un destin que le capitaine partage avec Hans Berg. Dans les deux cas,
l’héritage familial finit par stigmatiser
l’œuvre d’art véhiculant
à travers des personnages devenus fantomatiques, des
revenants parfois cauchemardesques, la figure autoritaire du
père. Chez Bacon, au sens propre comme au sens
figuré, le père hante les tableaux et si sa
représentation stigmatise l’œuvre
d’art, le peintre lui répond en stigmatisant sa
représentation.
Si,
grâce à de nombreuses analogies, Erich Sebastian
Berg peut effectivement représenter un double de Francis
Bacon, entre eux, il ne s’agit que de correspondances,
Philippe Le Guillou emprunte certains passages de la vie de
l’artiste peintre, il ne rédige pas une biographie
romancée ; il rend hommage à un peintre
qui a su l’interpeller. Pourtant, le peintre fictif entre
déjà en concurrence avec le peintre
réel ; malheureusement, le personnage
n’accède même pas au rang de double, il
n’est qu’un calque partiel du peintre
réel et, d’une certaine manière, il en
souffre puisque, malgré toutes ses tentatives pour surpasser
l’œuvre de Champaigne, Erich Sebastian Berg porte
déjà en lui l’amère
désillusion ouvertement dénoncée par
Francis Bacon [5] après sa longue
étude du
portrait d’Innocent X.
Quant
à la deuxième interaction, elle se joue entre
l’œuvre d’art existante et la description
de l’œuvre d’art fictive et,
là encore, il y a concurrence. Cependant, dans le
récit de Philippe Le Guillou, il ne s’agit pas
comme nous allons le voir de la simple description d’un
produit fini mais de la description d’une action,
d’une violence exercée à
l’encontre de l’œuvre réelle.
Dans un tel cas, l’interaction entre littérature
et peinture offre bien plus qu’une simple passerelle entre
des champs artistiques différents : si le
récit permet une confrontation entre deux œuvres,
elle s’ouvre surtout sur une lutte entre deux peintres.
[1]
D. Fernandez, « Berg, peintre
maudit », Le Nouvel Observateur,
n°1713, 4 septembre 1997.
[2]
Ph. Le Guillou, Les Sept Noms du peintre,
« Les vies imaginaires d’Erich Sebastian
Berg », Paris, Gallimard, 1997.
[3]
M. Peppiat, Francis Bacon, Anatomie d’une
énigme, (Francis Bacon –
Anatomy of an enigma, 1994), traduit de l’anglais
par Jeanne Bouniort, Paris, Flammarion, 2004, p. 153.
[4]
« Francis
Bacon le présentait comme un entraîneur
raté qui passait le plus clair de son temps
à
tripoter le bouton de son poste à galène pour
capter des
stations lointaines et totalement
incompréhensibles »
(M. Peppiat, Francis Bacon, Op. cit.,
p. 33).
[5]
« Plus
tard, il dira "regretter" d’avoir peint ses variations sur le
tableau de Vélasquez, avoir agi "bêtement"
étant
donné la perfection de l’original. Mais il
ajoutera
qu’il n’a pas pu s’empêcher de
les peindre,
tant cette image l’avait "vaincu" et
"subjugué" » (M. Peppiat, Ibid.,
p. 153).