Ekphrasis en action
chez Philippe Le Guillou
- Michelle Ruivo Coppin
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Milan Kundera n’intervient pas dans ce raisonnement par hasard. C’est lui qui applique le terme de « variation », emprunté à Beethoven, à la littérature avec Le Livre du rire et de l’oubli [18] en 1979. Toutefois, c’est lors de la rédaction de la pièce Jacques et son maître, « Hommage à Denis Diderot en trois actes » [19], que Kundera se confronte à la variation propre dite, c’est-à-dire à l’élaboration d’une œuvre à partir d’une autre œuvre, en insistant sur le fait qu’il s’agit non d’une imitation mais d’une interprétation personnelle de l’œuvre de Diderot. D’ailleurs, la conclusion de Milan Kundera pour expliquer cette violence chez Stravinski pourrait presque s’appliquer à la série des Richelieu d’Erich Sebastian Berg contenue dans Les Sept Noms du peintre
En ajoutant aux mélodies du XVIIIème siècle les dissonances du XXème, peut-être imaginait-il qu’il intriguerait son maître dans l’au-delà, qu’il lui confierait quelque chose d’important sur notre époque, voire qu’il l’amuserait. Il avait besoin de s’adresser à lui, de lui parler. La transcription ludique d’une œuvre ancienne était pour lui comme une façon d’établir une communication entre les siècles [20].
Cependant, la transposition d’Erich Sebastian signale avant tout, dans l’œuvre, le désir initial non pas de communiquer avec le maître dans une « transcription ludique » telle qu’elle est élégamment décrite par Kundera à propos de Stravinski, mais de s’y confronter, de s’y mesurer. À chaque fois qu’il est perché sur son tabouret, Erich Sebastian entre en lutte avec la toile, avec Richelieu, avec Champaigne. Il ne s’agit pas d’intriguer le maître, mais en réalité de le défier. Le mode de communication choisi par Philippe Le Guillou s’enracine dans une relation père / fils conflictuelle. Face à l’absence de son propre père, Erich Sebastian s’obstine dans l’intégralité de l’œuvre à éprouver la colère – jusqu’au déclenchement du châtiment qui en résulte – de ses maîtres successifs afin, semble-t-il, de se sentir véritablement un fils.
Sentiment d’échec de l’artiste
À
la question « Esthétiquement, comment
vous définiriez-vous ? », lors
de ses entretiens avec la journaliste Gaëlle Ausborne, Erich
Sebastian Berg répondra : « Ce
n’est pas une question que je me pose. Je descends
d’une lignée classique que je ne cesse de
pervertir, de dévoyer. » Plus loin, il
s’explique à propos de l’effrayante
série des Richelieu : « Il
fallait que je mette à mort le tableau initial, que je le
viole, que je le dépèce, ce cardinal-pyramide
comme disait Malraux, il fallait que je lui mette les entrailles
à nu… » [21].
Pour Erich
Sebastian comme pour Francis Bacon, la lutte est pourtant perdue
d’avance ; elle est vaine. Les dernières
pages des Sept Noms du peintre
résonnent comme un mea culpa :
« VI. Les Richelieu de
Philippe de Champaigne étaient parfaits. Que suis-je
allé les
profaner [22] ? » La
sobriété de ces quelques lignes, le
prénom accolé pour la première fois au
nom du maître ainsi que l’interrogative marquant le
délire dans lequel le jeune peintre s’est
entêté suffisent ; il n’est pas
nécessaire d’en rajouter. L’aveu aux
allures de confession fait office de demande de pardon. Un revirement
d’attitude sur le tard que Philippe Le Guillou semble encore
emprunter à Francis Bacon qui, d’après
Michaël Peppiat, a regretté ses variations
à partir de Vélasquez :
Plus tard, il dira « regretter » d’avoir peint ses variations sur le tableau de Vélasquez, avoir agi « bêtement » étant donné la perfection de l’original. Mais il ajoutera qu’il n’a pas pu s’empêcher de les peindre, tant cette image l’avait « vaincu » et « subjugué » [23].
Mise à l’épreuve
Dans
un premier temps, c’est l’envie de rivaliser avec
le maître / modèle qui pousse le peintre
réel comme son calque, Erich Sebastian Berg, à
étudier l’œuvre d’art
existante. Et, à l’instar de son
modèle, Erich Sebastian tente d’entrer en
possession des clés de l’œuvre originale
en se laissant posséder par elle. Le point de
départ de leurs études de portraits
était donc l’admiration et même
l’idolâtrie portées aux tableaux. Leur
désir déclenche alors un processus de visitation,
comme nous l’avons vu, mais aussi de
réactualisation de l’œuvre
d’art existante.
Cependant,
face à l’impossibilité de surpasser
l’original, l’observation cède place
à la dissection voire à la
détérioration de l’objet. Ne pouvant
objectivement s’approprier ses qualités, les
peintres fictif et réel les éliminent une
à une dans leurs toiles. Leur propension respective
à réduire l’utilisation des couleurs
originales puis à les détremper pourrait
être interprétée dans ce sens.
Malheureusement, si la violence libérée contre le
modèle apporte une forme de jouissance à cause de
l’illusoire prise de pouvoir que les peintres ressentent
immédiatement sur l’œuvre, cela ne peut
être qu’éphémère.
Par ailleurs, la culpabilité éprouvée
par Francis Bacon à la suite de son long travail de
décomposition du portrait d’Innocent X,
reversée par Philippe Le Guillou sur Erich Sebastian Berg,
rétablit définitivement l’ordre
hiérarchique maître / élève.
Si la lutte
semble vaine, perdue d’avance, le projet dans sa
globalité est pourtant loin d’être
stérile illustrant parfaitement les mécanismes
internes à la transmission entre maître et
élève. Cela est d’autant plus
intéressant à étudier étant
donné que la transmission s’enclenche à
partir d’un appel lancé, à travers les
siècles, par l’élève au
maître.
Grâce
à une mise en mots des maux successifs traversés
par le peintre fictif en quête
d’identité, seule la littérature
pouvait épouser le désir du peintre
réel et le transposer sur le peintre fictif sans sombrer
dans un rapport psychanalytique confiné à
l’image du père, afin de nous éclairer
sur la réelle finalité de ces anamorphoses
picturales. En effet, la violence à l’encontre du
père est telle qu’elle finit trop souvent par
résumer l’œuvre d’art. Or,
à cause de cette brutalité imposée
à nos yeux, on en oublierait presque que ces variations se
présentent comme des études de portrait sur
l’original.
Violenter
la figure autoritaire et inquisitrice du père à
travers Richelieu ou Innocent X permet, c’est
évident, de régler un compte personnel avec le
père naturel – et les liens tissés par
Philippe Le Guillou entre le capitaine Bacon et le père
d’Erich Sebastian Berg sont étroits. Mais
provoquer par delà les siècles
Vélasquez ou Champaigne, n’est-ce pas finalement
réaffirmer leur suprématie rayonnante ?
La mise en pièces n’était au fond
qu’un test, une mise à
l’épreuve.
[18]
M. Kundera, Le Livre du rire et de l’oubli,
(Kniha smichu a zapomnemi, 1978), traduit du
tchèque par François Kérel, Paris,
Gallimard, 1979.
[19]
M. Kundera, Jacques et son maître,
« Hommage à Denis Diderot en trois
actes », Paris, Gallimard, 1981.
[20]
Ibid., p. 98.
[21]
Ph. Le Guillou, Les Sept noms du peintre, Op.
cit., pp. 219-220.
[22]
Ibid., p. 381.
[23]
M. Peppiat, Francis Bacon, Op. cit.,
p. 152.