Raconter ou peindre ? Les Amours de Psyché
et de Cupidon
de La Fontaine

- Claudine Nédelec
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Plaire

 

      Le mot revient sans cesse : les quatre amis d’ailleurs ne sont pas « académiciens », parce qu’ils regardent « moins les Muses que le plaisir » (p. 59). Ainsi, dans la description de la Grotte de Thétis, on peut relever successivement : « tous capables de plaire », « un plaisir de cent plaisirs meslé » (p. 64), « un doux charme » (p. 66), et en conclusion « Je ne pourrois nombrer les charmes de ces lieux » (p. 67). Ou encore, dans celle du palais de Cupidon, les galeries [38] présentent à Psyché « un amas d’objets qui ébloüissoit la veuë, et qui ne laissoit pas de luy plaire, de la charmer, de luy causer des ravissemens, des extases » (pp. 82-83).
      Or la fonction elle aussi de la description est de plaire : comme le dit Télamon, le docte de Madeleine de Scudéry, elle procure « les délices de l’imagination » [39], et se trouve particulièrement utile dans le roman, qui doit divertir en instruisant :

 

les descriptions bien faites apprennent toujours quelque chose à ceux qui les lisent, en représentant les objets, sinon tels qu’ils sont, au moins tels qu’ils devraient être, pour produire un grand et noble effet, outre qu’elles remplissent l’esprit d’idées agréables [40].

 

      Les deux tombes que Psyché découvre tout près du temple de Vénus développent à l’envi un thème cher à La Fontaine, résumé dans le vers d’Adonis déjà cité : Mégano était parfaitement belle, mais il lui manquait la « Vénus » (venustas) qui seule est capable de toucher et de plaire. Il n’étonne guère dans ce contexte que le temple de Vénus soit ainsi évoqué, plus que décrit :

 

L’architecture en estoit exquise, et avoit autant de grâce que de majesté. L’architecte s’estoit servy de l’ordre ionique à cause de son élégance. De tout cela résultoit une Vénus que je ne sçaurois vous dépeindre. (p. 181)

 

Où l’on retrouve un « je ne sais quoi » tout à fait galant.

 

Enseignement : un art d’aimer

 

      Plaire… et instruire, miscere utile dulci. Un certain nombre des objets artistiques évoqués et décrits sont nettement en écho avec la « leçon » de l’ouvrage, celle d’un art d’aimer à la fois inspiré de l’antique et adapté à la française. Rappelons l’interprétation « amoureuse » du groupe sculpté autour d’Apollon « imaginé » dans la Grotte de Thétis (pp. 65-66). Dans la description du Palais de l’Amour, le lendemain de la nuit de noces (pp. 81-82), il est certain que les représentations figuratives, inspirées à la fois de l’épopée et du roman, des « Cléopâtres, Phrinez/ Par qui sont les Héros en triomphe menez » (p. 82), auxquelles s’ajoutent Armide (Le Tasse), Angélique (L’Arioste), Hélène et de multiples représentations de Psyché elle-même, ont pour fonction (il ne semble pas que la leçon soit perceptible par Psyché, à ce moment-là) d’avertir et des dangers que font courir les femmes aux héros (un brin de complaisance, là) et de ceux d’une vision narcissique de soi – leçon plus intéressante, car c’est bien en renonçant à cette « image » admirative d’elle-même (un peu contrainte et forcée, il faut bien le dire) que Psyché méritera l’amour vrai de Cupidon. Mais éviter le narcissisme n’implique pas cet excès inverse que serait le renoncement aux plaisirs spéculaires, ou la condamnation des « images »…
      Quant à la série des tapisseries décrite par cinq quatrains de décasyllabes (pp. 83-85), suivis d’un petit développement en prose (toujours cette pratique souple du prosimètre), c’est bien une forme de discours sur les diverses incarnations d’Éros (ou de la voluptas épicurienne ? [41]), qui joue alternativement du sérieux (l’Éros primitif, sans lequel le monde ne serait pas, quatrains 1 et 2 ; l’Éros maître des dieux, en prose), du courtois (l’Amour « civilisateur », quatrains 4 et 5, tant d’ailleurs des mâles trop rustres que des belles rebelles [42]), du plaisant (le petit dieu volage, quatrain 3), pour conclure sur une évocation indirecte de l’histoire de Psyché, à la fois sérieuse et plaisante : galante ! Bref, Amour agit parfois « mieux qu’un Sage n’eust sceu faire » (p. 84), mais il a aussi plusieurs visages, qu’il importe de connaître. Et c’est pourquoi les jeunes bergères ne sauraient du tout perdre à lire des romans [43], et à regarder de (belles) images !

 

Célébrer la puissance du rêve : achronie et atopie

 

      On peut certes considérer que s’adonner à décrire comme physiquement présent ce qui en fait n’existait pas encore, comme le fait La Fontaine dans Les Amours de Psyché ainsi qu’il l’avait fait dans Le Songe de Vaux, comme d’ailleurs l’avait fait aussi Mlle de Scudéry dans la Clélie en publiant en 1660 une description de Valterre (Vaux) « sur plans » en quelque sorte, est destiné à servir la fonction encomiastique de ces descriptions.
      Il semble cependant qu’il y ait chez la Fontaine des motivations plus profondes. En effet, il semble éprouver une sorte de fascination pour la capacité de la « poésie », qu’il célèbre comme « langue des dieux » dans l’« Avertissement » d’Adonis [44], à créer des lieux qui ne sont pas, ou plus précisément dont on ne peut savoir s’ils sont des lieux réels ou des lieux imaginaires, à confondre le réel et la fiction : ayant à décrire l’architecture extérieure du Palais de Cupidon, La Fontaine fait allusion aux palais décrits dans Amadis de Gaule et dans la Jérusalem délivrée du Tasse ; mais pour les jardins, il renvoie à la fois à la littérature (le jardin de Falerine du Roland amoureux de Boiardo) et au réel : Vaux, Liancourt, Rueil (p. 86)…
      Jardins qui sont également le lieu d’une manipulation du temps : s’il est quelque chose que la Fontaine admire dans les fêtes royales, c’est la soudaineté avec laquelle les palais sont par elles « devenus jardins et [les] jardins devenus Palais », « avec laquelle on a créé, s’il faut ainsi dire, ces choses, et qui rendra les enchantemens croyables à l’avenir » (p. 133). Se crée ainsi une temporalité à la fois vraie (le récit suit l’ordre chronologique) et « a(na)chronique » : dès son entrée dans le palais de Cupidon, Psyché peut voir, grâce à l’art et sous le couvert du mystère des choses futures, quelle sera sa destinée (pp. 84-85). Alors, sommes-nous dans le « temps » de Psyché (temps du conte), dans le temps de Versailles (temps à peu près historique) [45], ou dans un temps proprement poétique ? Par l’opération de ces fées que sont les privilèges de l’écriture poétique, les Muses étant « filles de Mémoire » (p. 130) nous sommes en fait dans un temps circulaire où « par un enchantement Prophétique, ce qui n’estoit pas encore et ce qui ne devoit jamais estre se [rencontrent] » [46] – dans les représentations esthétiques, littérature et arts intimement mêlés.

 

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[38] Longue pièce de palais où l’on rassemblait peintures, sculptures, cabinets de curiosités…
[39] La Promenade de Versailles, éd. cit., p. 64.
[40] Ibid., p. 69.
[41] Voir l’hymne à la Volupté, fille de Psyché et de Cupidon, qui clôt le récit encadré (pp. 219-220).
[42] Voir la punition des ingrates et des coquettes aux Enfers, pp. 202-203.
[43] Voir pp. 156-163.
[44] Adonis, éd. cit., p. 362.
[45] Il y a bien des points communs entre l’Olympe et la Cour de Louis XIV (p. 218) !
[46] Voir mon article « "Admirable tremblement du temps…". La temporalité dans les Œuvres galantes de La Fontaine », Le Fablier, 1997, n° 9, pp. 77-82.